Norman Bethune

Sur l'Espagne

 

Les politiciens

«Monsieur le président, mesdames et messieurs, c’est pour l’honneur que je suis allé en Espagne, c’est pour répondre à ceux qui attaquent l’Espagne au nom du déshonneur que je suis revenu.

Je suis médecin, chirurgien. Ma vie consiste à servir la vie, dans toute sa beauté, dans toute sa vigueur. Je ne suis pas politicien.

Mais je me suis rendu en Espagne parce que les politiciens la trahissaient et tentaient de nous entraîner tous avec eux dans leur trahison.

Avec toutes sortes d’accents, et à des degrés divers d’hypocrisie, les politiciens ont décidé que l’Espagne démocratique doit mourir.

J’ai toujours pensé, et maintenant je sais, que l’Espagne démocratique doit vivre.»

 

La lèpre fasciste

Nous passâmes une heure à Almeria, le temps de chercher un repas introuvable. Le petit port avait été bombardé par les avions et bloqué de la mer.

On y devinait la faim dans les rues. Un gamin nous conduisit à une petit café rempli de miliciens qui mangeaient tous le même brouet épais et fumant.

Des enfants en guenilles erraient entre les tables, se précipitant sur les restes.

Dans un hôtel du centre de la ville, le propriétaire servait en s’excusant le seul plat disponible; des haricots. Quand nous sommes repartis, les rues s’emplissaient de gens. La nouvelle de la chute de Malaga se répandait.

Les hommes s’attroupaient, se demandant s’il était sage de rester, et s’il était possible que les fascistes remontent aussi haut.

Sise nous conduisit jusqu’au port, puis dans les montagnes.

Il n’y a qu’une route pour Malaga. D’Almeria, elle suit la côte découpée, toute en courbes, dominée à droite par des falaises grises, bordée à gauche par la mer. Derrière nous, Almeria disparut rapidement. La Méditerranée déferlait contre les rochers.

A dix milles d’Almeria, je fus tiré de ma rêverie par une étrange procession. Je regardais par le pare-brise, stupéfait. Des paysans, avec leur éternel bourricot. Mais en approchant, je vis qu’ils n’é­taient plus seulement des paysans.

Nous vîmes venir un homme qui tirait un âne au bout d’une laisse.

Il se traînait les pieds, la tête basse, et portait sur son dos, retenu par une écharpe, un petit enfant. L’âne portait un matelas, des casseroles, une paire de bottes, des couvertures et une grosse cruche.

Un petit garçon s’agrippait à sa queue. Derrière suivaient une femme avec un bébé dans les bras et un vieil homme appuyé sur une canne et tenant un autre enfant par la main.

Les réfugiés croisèrent le camion sans même lever la tête. Ils avançaient, las, en se traînant les pieds sur les cailloux du chemin, le dos courbé comme des gens qui tirent un fardeau, la bouche ou-verte, les yeux hagards, au bord de l’épuisement.

Un peu plus loin, un autre groupe surgissait d’une courbe. On aurait dit en enterrement.

Les hommes trébuchaient.

Ils étaient coiffés de larges chapeaux, leurs femmes étaient vêtues des grandes robes de coton noir traditionnelles et les enfants, à demi nus sous le soleil, ne port4ient qu’une culotte ou une chemise.

Quand le second groupe passa à côté de nous, je ressentis un déchirement de pitié, de colère, d’impatience.

Nous avancions, et chaque courbe nous révélait d’autres réfugiés, d’abord clairsemés, puis se suivant de plus en plus près.

A tous les cent mètres, à tous les cinquante mètres, puis sur les talons les uns des autres, un fleuve ininterrompu sur le côté de la route, entre mer et falaise.

C’étaient des familles, serrées ensemble, protégeant de maigres biens; ou des hommes et des femmes seuls, qui suivaient le mouvement; des enfants fatigués, ahuris, qu’on se passait d’un groupe à l’autre.

Ils semblaient surgir du sol, ombres venues de nulle part et n’allant nulle part.

Entre le fracas des rouleaux et l’écho de la falaise, on n’entendait que le râclement des sandales sur la pierre, le hahanement des poitrines, des plaintes échappées entre des lèvres parcheminées et qui suivaient le long serpent des fugitifs jusqu’à se perdre au loin.

Il y en avait de tous les âges, mais les visages étaient tous pareillement tirés.

Ils défilaient sans expression à côté du camion: une jeune fille, seize ans peut-être, assise sur un âne, la tête courbée sur l’enfant qu’elle allaitait; une vieille, enroulée dans son châle noir, supportée par deux hommes; un vieillard ridé, dont tous les os saillaient sous la peau sèche, et dont les pieds nus laissaient des taches de sang sur la route; un jeune homme portant sur ses épaules une montagne de literie, retenue par des courroies de cuir que chaque pas enfonçait dans sa chair; une femme, les mains pressées sur l’estomac, les yeux exorbités, pleins de crainte; tout un troupeau d’hommes et d’animaux, silencieux, hagard, écrasé de terreur.

Les animaux se plaignaient comme des hommes, les hommes étaient muets comme des bêtes.

Sise arrêta le camion. Je descendis et je restai au milieu de la route.

D’où venaient-ils?

Où allaient-ils? Qu’était-il arrivé? Ils me regardèrent du coin de l’œil, lentement. Ils n’avaient plus la force d’avancer, mais craignaient de s’attarder.

Les fascistes étaient derrière eux. Malaga?

Oui, ils étaient bien de Malaga, mais il n’y avait plus de Malaga. Malaga était tombée.

Nada màs! Où allaient-ils? Au bout du chemin.

Il n’y en avait pas d’autre. Les fascistes avaient pris Malaga, les canons avaient tonné, les maisons étaient détruites, la ville éventrée. Tous ceux qui pouvaient marcher avaient fui. Retournez, nous disaient-ils.

Il n’y avait plus rien . . plus rien que des fugitifs sur la route et, plus loin, les fascistes.

Je remontai dans le camion. Hazen avait sorti son appareil photographique. Je le regardai prendre des photos, grimpé sur la cabine du camion.

Je pensais à Malaga: quelle défaite écrasante!

Comment était-ce arrivé?

Mais c’était une question futile. Ce qui comptait, c’étaient les troupes loyalistes qui allaient sûrement se regrouper, former un nouveau front, installer de nouvelles défenses, et que l’on garderait mieux cette fois.

Quelque part le long de la route, on se battait, certainement, ne fût-ce qu’un combat d’arrière-garde.

Et il y aurait des mourants, des blessés, qui avaient be­soin du sang que nous apportions de Madrid.

Nous roulions plus rapidement.

La file des réfugiés se faisait plus large.

La route s'incurva, quitta la mer, grimpa lentement jusqu’au sommet d’une haute colline qui surplombait une immense plaine. Sise enfonça le frein au plancher en poussant une exclamation.

Le camion piqua du nez et s’arrêta devant un mur mouvant d’hommes et de bêtes. La route en était noire.

Des femmes qui gémissaient, des ânes qui se cabraient, une mer de visages qui se pressaient le long du camion, une mer qui se refermait silencieusement derrière nous.

Mais c’était le paysage qui s’étendait sous nos yeux qui nous avait laissés stupéfaits.

A perte de vue, au lieu de la route, sur vingt milles de longueur c‘étaient des hommes que nous voyions, comme une interminable chenille, soulevant des nuages de poussière de ses milliers de pattes, avançant lentement, paresseusement, des limites de l’horizon, au-delà de la plaine aride, jusqu’au flanc des collines.

Je me mis debout sur le marchepied, pour mieux voir dans la plaine, en me protégeant les yeux du soleil.

La route avait disparu.

Elle était couverte de réfugiés, des milliers et des milliers de réfugiés, pressés les uns contre les autres, se pressant, se bousculant, comme des abeilles à l’entrée d’une ruche, et comme des abeilles aussi, emplissant l’air d’un infini bourdonnement de voix, de cris, de pleurs, de grotesques bruits animaux.

Nous commençâmes à descendre lentement. Sise devait klaxonner sans arrêt.

Debout sur le marchepied, je faisais signe aux fugitifs de s’écarter.

Ils ne faisaient pas attention à mes cris ni au klaxon et se contentaient de se faufiler le long du camion, s’y heurtant, les yeux rivés à la route, et se fondant de nouveau en une foule compacte derrière nous.

S’ils étaient de Malaga, ils avaient marché au moins cinq jours et cinq nuits.

Etait-ce possible? Cette vieille femme, que j’ai vue, avec des ulcères aux jambes, comment avait-elle pu durer cinq jours et cinq nuits sur la route?

Et pourtant, nous l’avons rencon­trée, traînant son manteau dans la poussière, bientôt disparue derrière nous.

Et les enfants ... de tous les âges, la plupart pieds nus, comment avaient-ils survécu? Un seul coup d’oeil devant soi, et on en avait un haut-le-coeur. Une colonne qui serpentait à l’infini, et des enfants par milliers!

Nous vîmes ensuite des retardataires, des familles qui se reposaient au bord du chemin, des hommes et des femmes qui dormaient par terre, blottis l’un contre l’autre, des villages déserts, des cratères de bombes et les masures incendiées des paysans.

Puis la masse lente des réfugiés changea, imperceptiblement d’abord, comme une eau où apparaissent des coulées boueuses.

Des miliciens! Je jurai malgré moi. Je n’en vis d’abord que quelques-uns, disséminés parmi les réfugiés, mais un mille plus loin, ils arrivèrent par centaines, par milliers. Leurs uniformes étaient en lambeaux, ils n’avaient plus d’armes. Ils arboraient une barbe de trois jours et avaient les yeux brûlés par la défaite.

Que faisaient-ils parmi les réfugiés?

Etaient-ce des déserteurs, des irresponsables dépourvus de sens politique? Je n’eus pas à chercher longtemps la réponse: derrière les miliciens arrivait la cavalerie, chevaux et cavaliers à bout de forces.

Certains des cavaliers marchaient courbés devant leurs montures, leurs bottes attachées au cou. Des femmes et des enfants s’agrippaient à la selle de leur cheval. Ce n’était plus de la cavalerie, mais une masse de réfugiés comme les autres, silencieux, abattus, en fuite.

Ce jour-là, le soleil espagnol était aussi impitoyable que les fascistes. Sa brûlure nous était un ennemi immédiat et abhorré. La route rejoignit la mer et nous entendîmes de nouveau le bruit du ressac sur les rochers de la côte, comme un lointain roulement de tambours accompagnant le bruissement de l’exode.

Les signes d’affolement et de panique se faisaient plus nombreux.

Nous devions contourner les chariots brisés et les camions abandonnés.

On avait jeté sur les grèves des ânes mourants; à côté d’eux gisaient des fugitifs épuisés, la langue enflée visible entre les lèvres parcheminées.

Toujours des enfants, des miliciens, des villages abandonnés.

Momentanément arrêtés par des obstructions, nous fûmes assiégés de mains suppliantes et de cris: on nous demandait de l’eau ou une place jusqu’à Almeria.

Je tendis mes bidons d’eau par la portière et nous reprîmes notre chemin.

Un peu plus loin, nous vîmes un autobus vide, sauf pour un milicien, immobile au volant et qui passa la tête par la fenêtre quand il nous vit, demandant: «De l’essence!»

Sise secoua la tête et répondit: «Alfrente!» Derrière l’autobus, il y avait une petite fille recroquevillée sur la chaussée et qui hurlait, le pouce dans la bouche.

Un milicien s’écarta de la file des réfugiés et la prit sur ses épaules. A côté de lui, un paysan transportait une femme sur son dos, comme un sac de pommes de terre.

La côte s’éloigna de nouveau. Nous roulions entre des champs de canne à sucre que le vent faisait doucement onduler, poussant à travers la route et sous les pieds des marcheurs de longues feuilles vertes.

A côté d’un autre autobus immobilisé, un groupe de miliciens nous fit signe de rebrousser chemin. Nous criâmes de nouveau par la fenêtre: «Alfrente!»

Nous retrouvâmes la côte à l’heure où le soleil enfin descendait.

Le ciel était écarlate et de longues traînées de flamme frémissaient sur la Méditerranée. Puis l’obscurité tomba d’un coup. Nous sentîmes les réfugiés presser le pas tout autour de nous. Sise ouvrit les phares.

Immédiatement s’élevèrent des cris irrités: «Luz! les phares!» Dans les villes assiégées, les enfants grandissaient sans savoir que depuis longtemps l’homme avait vaincu l’obscurité.

Sur cette côte que ne visitaient plus les touristes extasiés, la lumière n’était qu’un danger. La sécurité, c’était la nuit.

Sans phares, il était presque impossible d’avancer. Les cris, les coups de klaxon ne servaient à rien.

En une heure, nous avançâmes à peine. Nous arrêtâmes. Nous étions assis dans la cabine, en train de réfléchir, quand arriva un peloton de miliciens épuisés mais avec un reste de discipline.

Ils nous demandèrent nos papiers, qu’ils examinèrent longuement, saluèrent et nous décrivirent la situation là d’où ils arrivaient.

Les fascistes avançaient rapidement vers l’est. La ville suivante était Motril, que l’ennemi tiendrait bientôt s’il n’y était déjà. De front, il n’y en avait plus.

On ne résistait plus nulle part avant Almeria. Ce n’était pas une défaite, c’était l’effon­drement. Tout le Sud tombait aux mercenaires de Franco comme un fruit mûr.

La portière du camion s’ouvrit. Je vis dans l’obscurité un homme qui la retenait de l’épaule, les yeux fixés sur moi, un enfant de cinq ans dans les bras.

Il tenait cet enfant émacié, frissonnant de fièvre, en nous parlant de façon saccadée, d’abord d’une voix rauque, puis de plus en plus stridente, comme un chanteur de flamenco.

Je n’avais pas besoin d’interprète: il disait des choses que j’aurais comprises dans n’importe quelle langue: «Mz chico muy malo ... L’enfant est très malade ... il mourra avant Almeria. Je vais rester ici, prenez-le.

Ne prenez que lui. Emmenez-le à l’hôpital et dites que j’arriverai bientôt ... Dites qu’il s’appelle Juan Blas et que j’irai le chercher. »

Je pris l’enfant et le déposai doucement sur la banquette. L’Espagnol me prit la main très fort et me marqua du signe de la croix.

Il m’aurait fallu plus que de l’espagnol pour lui dire ce que j’éprouvais, pour le leur dire à tous, à ces visages qui émergeaient de la nuit et du chaos, visages tordus de peur, m’entourant, entre des bras tendus comme une forêt ravagée, dans un tumulte de voix suppliantes. «Camarada, por favor... aidez-nous! »

J’entendais la supplication, sans comprendre les mots.

«Prenez nos femmes et nos enfants . . . les fascistes seront bientôt ici...»

—Pitié, camarade, pour l’amour de Dieu.. . »

—Nous ne pouvons plus marcher, laissez-nous monter!»

—Camarada, los niños . . . les enfants!»

Je me mis debout sur le marchepied. Ils m’entouraient en s’agrippant à mes vêtements.

Je n’avais à l’esprit que cette amère pensée: où étaient tous les soi-disant ministres du Dieu des chrétiens, dispensateurs sur cette terre de Son amour et du salut, où étaient-ils pour n’entendre personne de tous ces gens qui appelaient?

Dans quelle sombre caverne l’amour de l’homme s’est-il réfugié?

Où sont la pitié et la conscience d’un monde qui va son lugubre chemin?

Des mots!

Tout n’est qu’un déluge de mots bien gras, et sous ce déluge, partout, ici sur la route de Malaga, des damnés, des égarés.

Que n’avais-je mille paire de bras, et au bout de chaque bras mille fusils qui crachent la mort de mille balles, chacune destinée à un tueur d’enfants . . .

c’étaient là le genre de mots qu’il fallait.

Chaque fusil, au bout de chaque bras annoncerait l’heure de la mort à ce troupeau corrompu; d’une voix pareille à celle de la trompette de l’archange Gabriel, je hurlerais par ces fusils dans les oreilles d’un monde qui dort, étouffant les discours des menteurs et des illuminés qui clament partout leur tromperie.

D’une voix pareille à celle de l’archange, j’éveillerais les masses qui dorment dans l’indifférence repues, loin des frontières de l’Espagne: «Vos mains sont souillées, vous tous qui dormez ce soir, souillées de sang innocent!

Que vos villes aient le sort de Sodome et de Gomorrhe et vous ne rougissez pas de ce qui se passe ce soir sur la route de Malaga.

Que vos enfants errent dans la solitude de la terreur et de la mort, vous tous qui entendez les cris de l’Espagne et qui restez cois! »

Je me penchai au dessus du corps tremblant de l’enfant pour regarder Sise.

«Ils ont raison, dis-je. Il serait insensé d’aller plus loin. Il n’y a qu’une chose à faire: ramener à Almeria le plus de gens possible.

Nous allons vider le camion pour faire de la place. La première ambulance à passer prendra l’équipement.

Et nous ne prendrons que les enfants...»

Nous fîmes volte-face sur la route étroite, déchargeâmes l’équipement et les stocks de sang. J’avais ouvert l’arrière du camion.

Un frémissement parcourut la masse des réfugiés, qui attendaient tous sans oser espérer.

J’examinai le camion, calculant le nombre de personnes qu’on pourrait y loger, et je sautai sur la route.

«Solamente niños!» annonçai-je, mais les mots se perdirent dans le tumulte et je fus rejeté à l’intérieur par la poussée de la foule.

J’avais ouvert les portes de la sécurité et chaque fugitif semblait y voir sa dernière chance. En reculant sous le choc, je m’arc-boutai entre les portières pour les retenir, en criant: «Les enfants seulement! Niños! Les enfants seulement! »

Sise se précipita à mes côtés pour me prêter main-forte.

«Qu’allons-nous faire?» me demanda Sise, à bout de souffle, se raidissant contre cette marée. «Ils vont devenir fous de rage. . . »

«Pas d’adultes», répétai-je.

Je me faisais sec contre les pleurs et les supplications. «Nous ne pouvons prendre que les enfants; je vais te les passer et ne laisse entrer personne, même s’il faut utiliser la force. »

Lentement, méthodiquement, je me frayai un chemin dans les rangs des réfugiés en criant: «Ninos! Solamente niños!»

Il semblait barbare de choisir entre ceux qui allaient partir et ceux qui devraient rester, et c’était plus terrible encore pour moi que pour un simple spectateur.

«Vous! dis-je, en montrant une femme qui tenait un bébé contre elle. Nous allons emmener votre petit. »

On la poussa vers moi. Nous étions tout près l’un de l’autre, pressés par la foule. «Nous allons emmener votre bébé,» répétai-je.

Elle se contenta de lever vers moi de grands yeux sombres et hagards et s’agrippa à l’enfant.

Peut-être ne comprenait-elle pas?

Je tendis les bras, mais elle ne réagit pas, me regardant sans expression. Je vis que l’enfant était trop jeune pour être séparé de sa mère.

L ‘incertitude me prit. Il était facile de dire: «Les enfants seulement! » mais les yeux creusés et éteints de cette femme me disaient: «Ne prenez que l’enfant, et tuez-nous tous les deux.»

Je l’entourai de mes bras et lui frayai un chemin jusqu’au camion où je la poussai dans les bras de Hazen: «Prends-les tous les deux», lui dis-je, et je m’enfonçai de nouveau dans la cohue.

J’allais et je revenais, donnant des ordres, tentant d’apaiser les femmes, triant les plus jeunes, repoussant les adultes malgré moi, toujours un enfant dans les bras.

Le camion s’emplissait et j’entendais derrière moi ces voix désespérées.

Des hommes et des femmes cherchaient leur famille perdue quelque part dans la nuit. Les mères dont l’enfant était déjà dans le camion restaient tout près et lui parlaient pour le rassurer.

A côté d’elles, des hommes surveillaient en silence, l’espoir s’effaçant à mesure que s’emplissait le camion; puis ils partaient vers les champs où ils se jetaient par terre. «Qui suis-je, pour décider de leur sort?» me demandais-je.

«Combien encore, demandai-je à Sise.

—Encore deux, en tassant... »

On me prit le bras. Je tournai la tête et je vis un visage très vieux, un dos courbé, des larmes et des supplications muettes à travers les pleurs.

Je regardai le vieil homme, suffoqué, puis je secouai la tête. «Je n’oublierai jamais ton visage», me disais-je.

Mais je pris sa main, l’arrachai de mon veston une main ridée qui s’accrochait à moi comme celle d’un enfant.

Encore deux. Le silence se fit. La vérité se faisait aveuglante pour cette foule qui attendait, comme pour des condamnés à qui le bourreau passe un noeud autour du cou pendant que les spectateurs se raidissent en attendant le dénouement.

Mais il n’y avait pas de spectateurs, il n’y avait que des condamnés qui voyaient fi-1er leur dernière chance.

Je passai à côté d’une femme de cinquante ans, vieille avant l’âge, mais trop jeune encore pour mourir.

Elle avait des jambes monstrueuses, crevées de varices visibles dans la nuit et d’où perlaient des gouttes de sang coulant jusque dans ses sandales de toile. Je revins vers elle.

Et si c’était ma mère, que ferais-je? Je me plantai devant elle et touchai son épaule maigre.

Ma mère. Si ce n’était pas la mienne, c’était la mère de quelqu’un d’autre, d’un Espagnol, et donc la mienne.

Je l’aidai à se tenir, mais elle détourna lentement la tête, comme quelqu’un qui ne demande rien.

J’emmenai un enfant prendre la dernière précieuse place, un enfant que j’avais cueilli dans les bras d’une femme qui s’y accrochait en pleurant et qui ne me l’abandonna qu’avec un cri, comme si elle en accouchait une nouvelle fois, dans le sang et la douleur.

Je portai l’enfant, une petite fille, jusqu’au camion, à travers la foule silencieuse, mais soudain, une femme se précipita devant moi, s’agrippa à la portière et se hissa dans le camion. je l’attrapai par la cheville en jurant, mais elle m’échappa et se retourna pour m’affronter.

«Sortez!» lui-dis-je, en tendant l’enfant. «C’est vous ou la petite. Vous comprenez? Allez-vous prendre la place d’un enfant? »

Elle était jeune. De longs cheveux noirs tombaient sur son visage blanc.

Elle me regarda d’un air affolé, puis ouvrit son manteau et releva très haut sa robe de coton. Le ventre était gonflé, elle était enceinte.

Nous nous regardâmes un instant, moi l’enfant dans les bras, elle forte de celui qu’elle portait.

Elle se recroquevilla dans le petit espace qui restait, le ventre supporté par les genoux, et me regarda en souriant et en tendant les bras.

Elle semblait me dire, avec ses bras et son sourire: «Regarde! Je vais la prendre. Ce sera comme si je n’étais pas ici, comme si je ne prenais pas de place. » Elle mit la petite fille sur ses genoux, lui calant la tête contre ses épaules.

C’était tout. Il y avait quarante enfants et deux femmes dans le camion.

La moitié étaient assis par terre, les autres debout. Pour le meilleur ou pour le pire, les jeux étaient faits.

Je claquai la portière et j ‘ordonnai à Sise de les conduire directement à l’hôpital d’Almeria et de n’arrêter en route pour rien au monde.

S’il pouvait cueillir quelques miliciens qui s’installeraient sur les marchepieds et empêcheraient les gens de monter, tant mieux.

Il devait voir à ce qu’on soigne et qu’on nourrisse ses passagers, puis se renre au bureau du Gouverneur, l’informer de la situation et lui demander d’envoyer tous les transports disponibles, pour empêcher que la faim et l’épuisement ne fassent plus de victimes que l’ennemi.

Je lui dis aussi de refaire le plein d’essence et de revenir prendre d’autres malades. Il fit demi-tour, se rendit à l’avant du camion sans me regarder, y grimpa et fit tourner le moteur

Le camion était parti.

Les femmes pleuraient leurs enfants, enfants partis, enfants restés; les hommes reprirent leurs fardeaux et s’ébranlèrent de nouveau.

La pensée de l’ennemi les fouettait comme un vent chaud sur la nuque.

Je trouvai au bord de la route une vieille femme dont les jambes saignaient. Elle était assise par terre, la tête sur le genoux.

Elle me regarda, le visage hâve, l’air résigné. Je pris dans ma trousse un peu d’onguent et quelques bandages et je lui pansai les jambes.

«Venez, lui dis-je. Almeria est encore loin, nous allons marcher un peu et trouver un endroit sûr pour vous reposer.»

Elle ne comprit rien de ce que je lui disais, mais me donna la main. Je l’aidai à se lever, en lui parlant dans cette langue étrange qu’elle n’avait en­core jamais entendue.

Nous rejoignîmes les autres réfugiés sur la route. Elle s’appuyait la tête sur mon épaule.

Et ensemble, avec tous ceux qui nous suivaient, nous reprîmes la longue marche vers Almeria...

Porté par le flot des réfugiés, je regardai le cadran lumineux de ma montre. Il n’était que minuit. N’avais-je marché que quatre heures?

Ces quatre heures m’avaient paru une éternité. Les autres avaient marché au moins quatre jours!

J’avais déjà quitté la vieille femme depuis deux heures.

Elle ne pouvait plus avancer et je lui avais préparé dans un champ un lit de terre, entre tous les autres qui n’avaient rien eux non plus qu’un lit creusé dans le sol.

Peut-être, pensais-je, une ambulance attardée finira-t-elle par la prendre; peut-être aussi les fascistes la trouveront-ils les premiers.

Je n’avais plus de pansements; j’avais administré mon dernier comprimé, donné mon dernier morceau de chocolat, fumé ma dernière cigarette et jeté ma trousse inutile.

Il ne me restait plus que mes mains, et l’espoir que Hazen revienne. Et à quoi bon? Autant essayer de vider l’océan avec un dé à coudre...

On s’agitait sur la route. Je devinai notre camion qui avançait lentement, à la lueur des feux de position. Sise en sortit, vidé mais heureux ...

 

Nous fîmes la navette quatre jours et quatre nuits, travaillant comme des damnés pour retrouver les survivants de toute une ville.

Sise resta au volant quarante-huit heures pendant que sur la route, je regroupais les gens à transporter les premiers.

Nous étions gris de fatigue. Nous avions perdu la notion du temps.

Nous vivions le désespoir de ceux qui devaient rester derrière et la joie lasse de ceux que nous menions en lieu sûr.

Nous travaillions en nous disant que chaque voyage était peut-être le dernier, et avec la crainte que les fascistes ne rejoignent la queue de la colonne.

 

A chaque voyage à Almeria, Sise se présentait au bureau du Gouverneur pour exiger des camions, des voitures, n’importe quoi qui puisse transporter des gens.

Mais il n’y avait plus rien qui roulât dans la ville.

Le deuxième jour, je me rendis compte qu’il n’était plus possible de ne prendre que les enfants: je ne pouvais plus supporter de séparer les parents de leurs petits.

Nous commençâmes à prendre des familles entières, en donnant la préférence à celles qui comptaient des enfants.

Le deuxième jour, nous éprouvâmes nous aussi ce que les autres connaissaient depuis cinq jours: la faim. Il n’y avait plus rien à manger à Almeria.

Puis, comme pour moquer notre faim, un homme surgit de nulle part qui poussait sur la route un chariot d’oranges et les annonçait d’une voix de stentor.

Au coeur de la guerre, entre la mort et la fuite, un vulgaire colporteur. J’achetai toutes les oranges, j’en gardai une et je distribuai les autres.

Ce fut ainsi pendant quatre jours et quatre nuits. Le jour, nous travaillions dans des nuages de poussière, sous un soleil de feu qui faisait éclater la peau. Nous avions les yeux brûlés et le ventre qui criait.

La nuit, le froid était si insupportable que nous souhaitions le retour du soleil et de la chaleur.

Un silence de mort s ‘était étendu sur la file des réfugiés. Certains mouraient de faim dans les champs, frappés de torpeur, ne remuant que pour mordiller quelques herbes sèches.

Les assoiffés tremblaient, assis sur les rochers, le regard vitreux et plein de mirages qu’ils tentaient de rejoindre, se levant pour errer sans but.

Les morts et les malades gisaient ensemble, les yeux fixés sur le soleil.

Puis vinrent les avions, flèches brillantes, chasseurs italiens tout argentés, escadrons de Heinkel allemands.

Ils plongeaient sur la route, comme à l’exercice, toutes mitrailleuses dessinant une dentelle compliquée dans la poussière et parmi les réfugiés .

Je vis encore une fois le camion revenir. Nous y entassâmes le plus de gens possible.

Cette fois, j’y montai moi aussi, un enfant sur les genoux, qui pleurait et me regardait les yeux brûlants de fièvre, probablement d’une méningite.

Au bout d’un certain temps, il sembla ne plus avoir mal. Mauvais signe. J’espérais que nous arriverions à Almeria à temps. Il pouvait avoir sept ou huit ans.

Je m’assoupis.

Quand je m’éveillai, le camion descendait une pente douce. C’était le dernier mille, mais quel mille!

Des sierras jusqu’à la ville, des dizaines de milliers de réfugiés formaient un immense entonnoir qui ne pouvait se vider dans la ville que par un col minuscule. Ils couvraient la route, les collines, la grève.

Certains marchaient dans la mer pour entrer plus vite dans la ville.

A la porte d’Almeria, le camion n avançait plus que pouce à pouce, au rythme des marcheurs. Il nous semblait être paralysés depuis des heures. Jusqu’au moment où la colonne de fugitifs s’engouffra dans la ville. Nous étions enfin arrivés.

Almeria était un immense campement. Les rues grouillaient de réfugiés qui n’avaient nulle part où loger, nul endroit où aller.

Des milliers s’étaient installés sur la grande place, à la belle étoile.

Nous ne pouvions avancer qu’en demandant aux hommes et aux femmes de se lever.

Au Socorro Rojo, on nous indiqua un vieil édifice où l’on avait installé à l’improviste un centre de réception et de soins pour les enfants.

Nous aidâmes les réfugiés à entrer et nous remîmes l’en­fant malade à un médecin. Puis je trouvai un grabat et je m’écroulai ...

Je m’éveillai en sursaut avec un profond sentiment de malaise.

Un instant, je crus que je gisais dans les collines, le long de la route, mais ma main toucha le parquet rugueux et je me souvins que je n’étais plus sur la route, mais à Almeria.

Je m’inquiétai du vacarme que j’entendais.

De l’état de stupeur où j’étais, je conclus que j’avais dormi environ une heure.

C’étaient les sirènes qui m’avaient éveillé. Je sautai sur mes pieds, mais je tombai à genoux quand la première bombe explosa.

On aurait dit un poing colossal qui s’abattait contre le sol et le fai­sait vibrer . . . J’entendais les cris de terreur des enfants.

Dans le hall, des gens criaient et couraient. Je me relevai. Le sol tremblait encore. Puis il y eut d’autres explosions, certaines toutes proches, d’autres distantes.

Je courus dans les couloirs sombres, bousculant des gens qui se précipitaient dans toutes les directions.

Dans les dortoirs, les enfants criaient de peur. Je me frayai un chemin jusqu’à la rue, et je courus jusqu’au centre de la ville.

Les avions se succédaient, le hurlement de leurs moteurs emplissant les rues à me déchirer les tympans. Puis les bombes tombèrent devant moi.

Je me souviens d’un bombardier basculant gracieusement sur l’aile au clair de lune, ne cherchant la sécurité ni de l’altitude ni de l’obscurité. Les monstres prenaient tout le temps qu’il leur fallait: les défenses anti-aériennes ne faisaient que décorer le ciel ici et là d’une étoile orangée.

Quelques minutes plus tard, j’étais dans la partie la plus densément peuplée de la ville.

Les rues n'étaient plus obscures.

De grandes flammes s’élevaient des maisons frappées par les bombes incendiaires et dont il ne restait que le squelette.

Dans la lueur de l’incendie, aussi loin que portait le regard, on voyait une multitude de gens qui couraient en tous sens, fuyant les bombes, qui tombaient, rampaient, disparaissaient dans des cratères ou sous les décombres, criaient et s’agrippaient avant d’être emportés.

On n’entendait pas d’explosions en direction du port. Les bombardiers ne s’intéressaient pas au port.

Ils cherchaient le gibier humain.

Ils cherchaient les cent mille fugitifs qui leur avaient échappé à Màlaga, qui avaient refusé de vivre sous le régime fasciste et qui s’étaient regroupés en une cible parfaite.

Pendant une semaine, ils avaient évité de toucher Almeria. Ils s’étaient prépares.

Maintenant que l’odyssée avait pris fin, que les réfugiés de Màlaga s’étaient réunis à l’intérieur d’un périmètre où on pouvait les massacrer avec un minimum de bombes, Franco étanchait sa soif de vengeance.

Le port lui importait peu. Un port ne pense pas, ne peut pas défier le fascisme. Un port ne souffre pas.

Seuls les hommes ont du coeur, du courage, des idées . . .

Il fallait les tuer, les mutiler, leur montrer que le fascisme avait une poigne de fer...

 

Je me frayai un chemin à travers la foule en criant: «Medico! Medico!», mais ma voix se perdait dans le hurlement des sirènes, les explosions, le braiement horrible d’ânes empalés sur une grille de fer.

Le bombardement cessa soudainement. Le bourdonnement des avions s’éteignit dans le lointain.

Les immeubles en flammes éclairaient des visages frappés d’horreur, engourdis par le choc...

Le raid était fini. Le silence me tenaillait les oreilles. Le silence? Non.

J’entendais les voix des blessés. Le raid était fini, mais il restait les morts et les mourants.

Je pansai les blessés avec leurs propres chemises déchirées en morceaux.

Dans une maison en ruines, je trouvai une petite fille qui geignait sous un amoncellement de lourdes poutres.

Elle avait environ trois ans. J’écartai les poutres et je la portai dans mes bras jusqu’à ce que je trouve une station d’urgence où je l’étendis sur une civière, en me disant qu’elle serait mieux morte, car s’il était possible de guérir son corps meurtri, toute lueur d’intelligence avait disparu de ses yeux.

Au centre de la ville, je trouvai un groupe d’hommes et de femmes qui faisaient cercle en silence autour d’un immense cratère où l’on pouvait reconnaître des tuyaux tordus, des vêtements déchirés et une masse informe de restes humains...

Je sentais mon corps aussi lourd que ceux des morts, mais vide. Creux. Et dans mon esprit brûlait la flamme brillante de la haine.»

Poème pour l'Espagne

Cette lune froide et blanche
Qui reflète
Ci haut dans le ciel boréal
Notre regard pâle et troublé

Cette lune-là rasait hier
Rousse et sanglante
Les crêtes des sierras de l’Espagne
Illuminant les visages meurtris des morts

Vers cet astre livide
Je lève le poing de ma colère
Et je fais le voeu,
O camarades tombés pour nous dans l’amère solitude
De ne jamais oublier vos sacrifices anonymes

 

Les Communistes d'Espagne

Avant de quitter Madrid dans l’auto de Contreras, écrira Bethune plus tard, nous arrêtâmes quelques minutes à la caserne de la Montana, où de jeunes recrues étaient à l’entraînement.

On nous dit que des fusils étaient arrivés de Mexico et quelques chars de Russie.

On semblait optimiste. Nous arrivâmes à Albacète vers trois heures trente le matin.

C’est là que nous apprîmes que le gouvernement de Largo Caballero avait quitté Madrid pour Valence, laissant la capitale sous le commandement d’une junte militaire.

En cours de route, Carlos nous dit ce qu’il pensait de la situation politique et militaire.

Il ne semblait guère estimer le vieux Caballero qui était, disait-il, incapable de voir qu’il ne dirigeait plus un syndicat, mais un pays en guerre.

Il craignait que Caballero ne soit pas à la hauteur de la tâche et laissait supposer que le chef de l’UGT empêchait l’instauration d’un commandement unifié. Un peu partout dans le pays, mais particulièrement en Aragon, des formations militaires se battaient pour leur compte.

Certains bataillons anarchistes n’allaient au combat que sur l’ordre des commandants qu’ils s’étaient eux-mêmes donnés. Sans un état-major unifié, expliquait Contreras, la République ne pouvait espérer vaincre les forces mécanisées de l’Allemagne et de l’Italie.

Je ne pus m’empêcher de souligner la différence entre l’esprit qui régnait à Madrid et celui de Valence ou de Barcelone. Carlos me répondit que l’esprit était le meilleur là où les combats étaient le plus durs.

Le Parti Communiste était plus fort à Madrid que partout ailleurs en Espagne et le gros des forces de la Jeunesse ouvrière socialiste se trouvait aussi à Madrid.

La guerre poussait les masses socialistes vers la gauche, mais Caballero semblait vouloir s’allier avec les anarchistes et certains éléments républicains de droite.

Carlos voyait l’évolution de Caballero comme le résultat d’un désir de contrebalancer l’influence des socialistes de gauche, des communistes et de groupes républicains libéraux qui exigeaient un programme énergique pour transformer la masse désorganisée des milices en un instrument de combat uni et efficace.

Carlos ne croyait pas le Front populaire menacé, mais semblait dire qu’il faudrait le restructurer pour mettre l’Espagne en état de mener une guerre prolongée.

De toute évidence, les généraux félons avaient été défaits, mais l’Allemagne et l’Italie étaient déterminées à prolonger la guerre le plus longtemps possible non seulement pour garantir le ventre méditerranéen, mais pour faire l’essai en Espagne de tactiques et d’armes nouvelles.

Quand vint le moment de savoir ce que je pouvais faire pour l’Espagne, Contreras m’indiqua plusieurs possibilités.

Je pouvais travailler comme chirurgien dans un hôpital, ou avec les brigades internationales.

J’aurais pu aussi créer un Corps médical canadien pour oeuvrer soit dans les villes soit au front.

Il m’assura que tout ce qu’il me plairait de faire serait utile, me dit de le voir si j’avais besoin d’aide, quoi que je décide, et me quitta pour des affaires urgentes.

Il retourna à Madrid le lendemain matin, mais Sorensen et moi nous rendîmes voir le chef de la Sanidad Extranjera (Service sanitaire étranger, rattaché aux Brigades internationales), un petit Français qui me suggéra de travailler avec lui.

C’était quelque chose à considérer et nous quittâmes Albacete avec lui le lendemain (8 novembre) pour inspecter le front».

Nous nous perdîmes quatre fois et ne trouvâmes jamais le front. J’en avais assez.

Nous avions perdu deux jours avec lui pour rien.

Je lui dis aussi poliment que je pus que j’avais d’autres plans et nous rentrâmes à Madrid, profitant d’un camion qui s’y rendait.

Nous arrivâmes à Madrid le onze, Henning et moi, et je fis de nouveau la tournée des postes de secours. Je commençais à pressentir ce que je devais faire.

Lutter contre le fascisme

Pour le peuple espagnol, comme pour quiconque a vu ce qui se passe en Espagne, la situation est claire.

Tellement claire, en fait, que Franco et ses fascIstes ont besoin d’une diversion pour cacher leur agression, tout comme les Tories et les conservateurs qui défendent la politique dite de non-intervention ont besoin d’une feuille de vigne pour cacher l’obscénité de leur politique.

La diversion, ils l’ont trouvée. Ils l’ont trouvée chez Hitler et chez Mussolini: l’afficheur et le renégat. C’est la «menace du communisme»!

Il y a quatorze ans, Mussolini a été envoyé à Rome dans un wagon-salon et porté au pouvoir pour «détruire la menace communiste».

Il a rapidement procédé, au nom de sa sacro-sainte mission, à la destruction du niveau de vie de son peuple, et au droit même à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur.

Plus récemment, sans doute dans la poursuite de la même mission, il a militarisé l’Italie et jeté l’Abyssinie dans le fascisme et dans le sang.

Il y a quatre ans seulement, en Allemagne, Adolf Hitler a été mis au pouvoir pour sauver l’Allemagne de la même «menace communiste».

Il a agi, vous le savez, avec plus de férocité encore que Mussolini.

Sa guerre sainte contre le bolchevisme a été une guerre sans merci contre tout ce qu’il y avait de démocratique en Allemagne, communiste ou anti-communiste; il a ruiné et assassiné les «non aryens», chassé de son pays certains des cerveaux les plus brillants de notre temps, souillé l’Allemagne de l’horreur et de la brutalité des camps de concentration, imposé à son peuple la plus terrible tyrannie que le monde ait connue.

Herr Hitler fulmine encore contre la «menace communiste» mais c’est contre les gouvernements de l’Europe non communiste que ses canons sont déjà pointés.

Et voilà que Franco et ses Maures, et ses alliés allemands et italiens, annoncent leur jeu: c’est toujours le même cri. Ils veulent sauver l’Espagne de la «menace communiste».

Et à Downing Street, comme dans notre propre capitale, comme au Sénat améri­cain, on opine sagement que tout cela est bien malheureux pour l’Espagne, mais qu’il ne s’agit après tout que d’une saine réaction nationale contre l’action des rouges et les machinations de Moscou.

Je n’ai pas l’intention de discuter ce soir des mérites et des défauts du programme et de la philosophie communistes.

Si le peuple espagnol voulait adopter le communisme, c’est lui que cela concerne et personne d’autre.

Ce que je veux vous dire, c’est que la description de l’invasion de l’Espagne comme une croisade pour saver le pays du «communisme» est un mensonge flagrant, et qui plus est, une action perverse et calculée.

Il m’apparaît évident que si cette bêtise triomphe, les droits et les libertés des non communistes autant que des communistes seront mortellement atteints.

Car si vous n’êtes pas libres, comme les Espagnols ne l’étaient pas, et que vous revendiquez votre liberté, comme ils le font, vous serez abattus comme communistes.

Si vous avez faim, comme le peuple d’Espagne a faim, on criera à la «menace communiste» quand vous réclamerez du pain.

Si vous demandez une vie honnête et paisible dans un minimum de bien-être, comme les Espagnols, vous devrez faire face à la colère de cette vengeance qui parcourt la terre, baïonnette au fusil, à la recherche de la «contamination communiste».

Tout mot sincère, toute protestation contre l’injustice, toute requête pour améliorer la vie ou un monde imparfait deviendront suspects, seront une dangereuse invitation aux représailles, un acte de subversion pure et simple et à réprimer.

Il se trouve évidemment des gens pour prétendre que l’Union soviétique aide le régime républicain et que les communistes, espagnols et étrangers, appuient le gouvernement espagnol.

Cela est supposé prouver l’existence d’un «complot communiste» en Espagne et montrer que les Loyalistes ne doivent pas être soutenus.

Je ne vois pas la logique d’une telle argumentation.

Je ne vois pas pourquoi une chose serait nécessairement mauvaise du fait que des communistes ou l’Union soviétique l’approuvent ou la supportent.

Pas plus que je ne puis accepter la théorie qu’une chose ne peut pas être mauvaise parce que les fascistes et leurs amis Tories supposément neutres disent qu’elle est bonne.

Oui, l’Union soviétique aide la République espagnole. Tout comme le Mexique, qui n’est pas communiste. Cela est indéniable. Faut-il en blâmer l’Espagne? Je retournerai la question. J

e dirai que c’est à l’honneur de l’Union soviétique et du Mexique d’avoir respecté leurs obligations envers le gouvernement espagnol, qui représente le peuple espagnol.

L’Union soviétique et le Mexique, en reconnaissant les droits du gouvernement espagnol, aident un gouvernement élu et appuyé par la population.

Les démocraties, en affamant les Loyalistes et en fermant les yeux sur le flot d’armes que l’Italie et l’Allemagne envoient à Franco, approuvent le choix d’Hitler, de Mussolini et de la clique de capitalistes et de grands féodaux espagnols qui tirent leur richesse de la pauvreté du peuple.

Assez, de cette minable tromperie qu’est l’anti-communisme, et qui n a servi qu’Hitler et Mussolini, et leur a permis de réduire leurs peuples en esclavage.

C’est une fiction qui sonne peut-être agréablement aux oreilles des conservateurs, et qui satisfait peut-être la conscience des pusillanimes leaders travaillistes britanniques, mais qui est profondément mensongère.

C’est le grand mensonge de la décennie, le dernier refuge des réactionnaires dont l’arsenal politique est vide, dont le monde est une faillite, mais dont les maîtres ont toujours aussi désespérément soif de puissance. C’est la leçon que nous donne l’Espagne: puissions-nous ne jamais l’oublier.

L’Espagne peut être le tombeau du fascisme. L’Histoire saura se venger de ceux qui ne l’écoutent pas. »