Norman Bethune

Sur la Chine

 

 

Le combat est la seule route de la vie

Quand nous avons quitté les autres délégués, Toung et moi, les étoiles criblaient le noir rideau de la nuit de milliers de trous brillants.

Il faisait clair et froid dans l’hallucinant silence de la nuit chinoise.

Nous avons vu, sur le mur noirci d’une maison en ruines, à la lueur des torches électriques, un slogan gravé en grands caractères chinois: «Le combat est la seule route de la vie.»

C’était une parfait description de notre journée.

 

Dans les zones communistes de Chine

«Yenan est une des plus vieilles villes de toute la Chine, mais elle m’est apparue comme une des mieux tenues.

A Han-Kéou, je n’avais trouvé qu’indécision, confusion, et tous les signes déprimants de l’inefficacité bureaucratique. Les milieux administratifs de Yenan, au contraire, respirent la confiance en eux-mêmes.

Dans les villes et les villages que j’ai traversés sur mon chemin, je m’étais habitué aux signes extérieurs du féodalisme: des maisons sales, des rues malpropres, des gens en guenilles.

Ici, les édifices sont anciens, mais les rues sont propres et fourmillent de gens qui semblent savoir où ils vont. Il n’y a pas d’égout, mais de toute évidence on dispose d’un système d’évacuation des ordures.

Par contraste avec le reste de la Chine, l’administration de la Région spéciale met actuellement au point un programme qui combine les réformes sociales et l’effort militaire contre les Japonais.

On trouve aussi une université, qui attire des milliers d’étudiants venus d’autres régions. Il y a une nouvelle Ecole de formation sanitaire et médicale destinée à fournir du personnel à l’armée.

L’hôpital se développe rapidement et, même si les installations sont encore primitives, le gouvernement a instauré la gratuité des soins pour toute la population!»

La création n’est pas et n’a jamais été un geste doux. C’est un geste rude, violent et révolutionnaire.

Mais aux âmes courageuses qui croient à l’avenir de l’homme, à la destinée divine qu’il ne tient qu’à lui de réaliser—à tous ceux-là, la Russie offre aujourd’hui le spectacle enivrant de l’émergence de l’esprit progressif et héroïque de l’homme, libéré par la Réforme.

Nier cela, c’est nier notre foi en l’homme, ce qui serait véritablement le péché capital, l’apostasie totale.

Sur Mao

«Assis en face de Mao, dans la pièce nue, j’écoutais sa voix calme et je pensais à la longue marche, aux six mille milles qu'il avait parcourus à la tête des communistes, avec Chou-The du Sud jusqu'au pays des collines de loess.

C'est cette décision qui leur a permis de harasser aujourd’hui les Japonais dans une guerre de guérilla, de compenser la supériorité technique des envahisseurs et de sauver la Chine.

Je sais maintenant pourquoi Mao impressionne tellement tous ceux qui le rencontrent.

C’est un géant! Un des grands hommes de notre temps.»

 

La situation difficile en Chine

Nous travaillons actuellement à Hou-Chia-Tch’ouan, un petit village d’environ cinquante maisons.

Nous sommes à vingt lis (six milles et quart) du Fleuve Jaune, sur la rive droite, et à soixante-quinze milles au sud de la Grande Muraille.

Le pays est montagneux et sauvage.

De Mi-Chi, où la route se termine, nous sommes venus à pied, avec treize mules qui portaient notre équipement. La meilleure journée, nous avons parcouru vingt-cinq milles.

Il nous en a fallu six en tout. La région est dépourvue d’arbres sauf au fond des vallées où poussent quelques saules.

Il y a ici 175 blessés que nous avons répartis dans les maisons.

C’est ce que l’on appelle ici un «hôpital». Vous pleureriez de les voir, étendus sur les kangs de brique, avec un peu de paille seulement comme matelas.

Aucun n’a de couvertures, certains n’ont même pas de drap. Il fait si froid la nuit que nous sommes contents d’avoir nos sacs de duvet pour dormir.

Les blessés sont couverts de poux. Ils n’ont tous qu’un seul uniforme, qu’ils ont sur le dos et qui est sale de toute la crasse de neuf mois de guerre.

Les pansements ont été lavés si souvent qu’ils tombent en lambeaux.

Trois des hommes, dont l’un a perdu les deux pieds par suite d’engelures qui se sont gangrenées, n’ont pas de vêtements du tout.

Ils n’ont qu’un drap pour se protéger. Et ils n’ont à manger que du millet bouilli. Tous sont sous-alimentés et anémiques. La plupart meurent lentement de malnutrition et d’infection. Beaucoup sont atteints de tuberculose.

Nous devons aider ces gens. Ils se sont battus pour sauver la Chine et libérer l’Asie.

Ne pourrions-nous pas recueillir des fonds pour que notre unité ne soit pas aux crochets de la 8e Armée, qui est à la limite de ses ressources?

J’ai calculé qu’il nous faudrait chaque mois 1 250 dollars chinois, c’est-à-dire au taux actuel de change, un peu moins de 400 dollars.


La libération en marche

Voici, dans le nord de la Chine, complètement entourée par les Japonais, qui en contrôlent les chemins de fer et les grandes voies de communication, une région de 100 000 milles carrés, peuplée de 13 millions d’habitants.

Elle a le premier gouvernement de Front uni de toute la Chine.

Parce qu’elle annonce ce que sera l’avenir de la Chine, il est important d’en bien connaître l’histoire.

Après l’invasion du nord de la Chine par les Japonais et le début de la guerre sino-japonaise, le 7 juillet 1937, l’est du Ho-Pei et Pei-ping tombèrent rapidement aux mains de l’ennemi, qui dirigea son offensive vers le sud et l’ouest.

Les Japonais s’emparèrent rapi­dement des principales voies ferrées du Ho-Pei, du Tchahar et plus tard du Chan-Si. Les troupes de ces provinces furent vaincues ou retraitèrent. Les administrations régionales et municipales ne tardèrent pas à en faire autant. Toute autorité avait disparu.

L’ennemi tenait les grandes villes sur les lignes Pei-ping---Tien-Tsin Pei-Ping—Che-Kia-Tchouang, Pei-Ping—Ta-t’ong et Ta-t’ong— T’ai-Yuang.

Les Japonais étaient confiants. Ils prévoyaient une immense victoire. Leur campagne d’occupation du nord de la Chine apparaissait réussie.

Ils tenaient la plupart des grandes villes, les centres ferroviaires, tous les nœuds routiers. Les garnisons qui occupaient les grandes villes reprirent leur marche vers le sud. Ils apparaissaient invincibles.

Il méprisaient ouvertement les troupes chinoises et se pavanaient dans toutes les places conquises.

A l’automne de 1937, les troupes chinoises du Ho-Pei, du Tchahar et du Chan-Si ne dépassaient pas 25 000 hommes éparpillés sur tout le territoire et regroupés en petites unités autonomes. Il n’y avait pas de commandement central.

On n’avait rien fait pour organiser les villageois et mettre sur pied une guérilla cohérente.

Puis une section de la 8e Armée de route, sous la direction du général Nieh Joung-chen, s’installa dans la région à cheval sur le Chan-Si et le Ho-Pei.

Le général Nieh était l’un des plus brillants stratèges communistes.

Il établit son Quartier général dans la chaîne des monts Wou-t’ai, dans l’épine dorsale de ce qui est devenu le Tchin-Tcha-Tchi.

Il chargea des responsables militaires et des commissaires politiques de regrouper les habitants en détachements d partisans qui opéreraient à l’arrière et sur les flancs de l’ennemi, en coordination étroite avec l’armée.

On fut bientôt capable d’infliger aux Japonais une défaite terrible. Nieh laissa ses adversaires descendre vers le sud, et s’emparer impunément des villes et des centres ferroviaires.

Puis soudainement, la 8e Armée de route et les forces qu’elle avait regroupées fondirent sur les arrières ennemis près de Ping-Hsin-Kouan, dans le Chan-Si.

Les Japonais furent taillés en pièces. Ce fut une grande victoire chinoise, la première de la guerre.

Le général Nieh intervint alors auprès des représentants du gouvernement qui se trouvaient encore en place et leur demanda de coopérer avec lui pour donner une administration stable à la région.

Il proposa de créer un gouvernement de Front uni qui aurait pour premier objectif de chasser les Japonais et d’améliorer le niveau de vie du peuple.

Le 29 novembre 1937, un comité représentatif formé de cinq personnes se réunit pour jeter les bases de ce gouvernement. Le comité résolut de convoquer une conférence de toutes les organisa­tions populaires et de toutes les forces militaires de la région Chan-Si, Tchahar, Ho-Pei.

Cette conférence aujourd’hui célèbre se tint le 10janvier 1938 à Fou-Ping.

Pour la première fois dans l’histoire de la Chine, on trouva assis à la même table des représentants des gouvernements des provinces et de celui de Kouo-min-tang, des chefs militaires de l’Armée gou­vernementale et de la 8e Armée de route, des délégués des travailleurs, des associations populaires, des groupes paysans, des mouvements de jeunesse, des unions féminines et du Parti Communiste.

Il y avait 146 délégués en tout. Il s’agissait d’un véritable parlement démocratique.

Auparavant, une poignée d’hommes avaient décidé du sort de 13 millions d’autres.

Aujourd’hui, le peuple prenait ses propres décisions. Les organisations de masses représentaient à elles seules trois millions de membres.

La Conférence élut un Comité administratif de neuf membres pour administrer la région que l’on nomma Tchin-Tcha-Tchi.

Ce comité administratif était à proprement parler un cabinet, avec des ministres de l’éducation, de l’intérieur, de l’agriculture, de l’industrie, etc. Le général Nieh et le général Lou y représentaient l’armée.

Nieh fut nommé commandant militaire suprême. Lou et Nieh étaient les seuls communistes du cabinet de neuf personnes.

Où les troupes et les partisans de Tchin-Tcha-Tchi prenaient-ils leurs armes?

L’un des aspects les plus ironiques de cette guerre, c’est que les Chinois se battent contre les Japonais principalement avec des armes et de l’équipement qu’ils leur ont pris.

Mon propre accoutrement en est le parfait exemple. Mes bottes, mon bonnet de fourrure et mon cheval ont été enlevés aux Japonais.

Il faut maintenant compter de 125 000 à 175 000 soldats, partisans et volontaires à armer, à vêtir, à nourrir et à hospitaliser quand ils sont malades ou blessés.

Le coût de tout cela est probablement le plus bas de toute l’histoire de l’administration chinoise.

Song Tchao-Houen, par exemple, qui est président de Tchin-Tcha-Tchi (et qui fut un haut dignitaire du Kouo-min-tang dans le Chan-Si), reçoit 20 dollars par mois. La solde des soldats comme des partisans est d’un dollar par mois.

Celle du général Nieh de cinq dollars. Les officiers du Kouo-min-tang, par contraste, reçoivent de 250 à 2000 dollars par mois (sans compter la corruption qui semble chez eux une seconde nature).

A Tchin-Tcha-Tchi, il n’y a pas de corruption!

Qu’est-ce qu’un partisan? C’est un travailleur en uniforme, le plus souvent un paysan ou un fermier. Il est fort, résistant, habitué aux privations et au manque de nourriture.

Vivant dehors par tous les temps depuis son enfance, il est indifférent à la chaleur et au froid.

Les nouvelles qui se répandent par les villages qui n’ont pourtant pas encore vu les Japonais l’ont rendu conscient du danger que court son pays bien-aimé.

On lui a expliqué comment il peut aider. On lui a fait voir les causes de la guerre. Les causes de toutes les guerres. On l’a incité à se joindre à ses camarades travailleurs. Il fait partie d’une association de masse. Il apprend à lire et à écrire.

Il peut s’inscrire aux Gardes volontaires, où on lui donnera un vieux fusil ou une pique primitive avec lesquels il surveillera les routes, gardera les ponts et se mettra à l’affût des traîtres.

S’il entre dans les Gardes volontaires, il se peut qu’il reste dans la région qu’il habite et continue à travailler de temps à autre.

Mais il se peut aussi qu’on le verse dans un détachement de partisans où il recevra, avec un uniforme et des armes, un entraînement militaire.

Il a un uniforme, mais il reste avant tout guérillero: il l’endosse quand on lui dit de le faire, il l’enlève quand on l’envoie se glisser comme un innocent fermier derrière les lignes ennemies.

Sa solde est celle d’un régulier, même si son rôle est différent .

Les Japonais tiennent vingt-cinq villes importantes sur la périphérie de Tchin-Tcha-Tchi, mais les partisans ont réussi à les empêcher de tirer parti des ressources du pays.

Dans tout le territoire de Tchin-Tcha-Tchi, on explique aux citoyens la signification de leur lutte par rapport au reste de la Chine et au reste du monde. On explique la stratégie d’ensemble dans tous les meetings des organisations de masses comme aux meetings réguliers des partisans et des soldats de la 8e armée.

C’est au Tchin­Tcha-Tchi que se livre aujourd’hui la bataille la plus importante de la guerre de Chine. Si les Japonais s’épuisent ici, ils devront re­noncer à leur projet de conquérir la Chine.

Il faut savoir que les mouvements de masse de Tchin-Tcha­Tchi ont été organisés sur la base des grands principes du Front Uni.

Ainsi, avant même de pénétrer dans une région, les organisateurs communistes ont toujours appelé à la coopération avec les administrations locales et le Kouo-min-tang.

Les Trois Principes du peuple de Sun Yat-Sen, que le Kouo-min-tang à abandonnés en 1927, sont la base du programme commun du Kouo-min-tang et du Parti Communiste.

Ces trois principes, qui sont la démocratie, le nationalisme et l’amélioration des conditions de vie, sont appliqués.

Le système féodal est liquidé.

Les taxes et les loyers ont été diminués.

On lutte contre l’analphabétisme.

On ne saisit pas les terres et la propriété, sauf dans le cas des généraux félons et des grands propriétaires qui ont trahi.

On ne tente pas non plus d’éliminer le capitalisme.

La révolution socialiste n’est pas pour aujourd’hui, mais pour demain. Il faut d’abord, soutiennent les Communistes, vaincre l’ennemi commun et déraciner le féodalisme.

Les Japonais ont adopté une nouvelle stratégie.

Ils ont réuni les commandements du Chan-Si, du Ho-Pei et du Tchahar en un seul Grand quartier général de la Force expéditionnaire en Chine septentrionale.

La guerre classique ayant été un échec, ils tentent d’imiter les tactiques de la guérilla et ils préparent l’encerclement de la région des monts Wou-t’ai, base principale de la 8e Armée de route dans le Tchin-Tcha-Tchi.

La région de Tchin-Tcha-Tchi est isolée du reste de la Chine. Pourtant une flamme brûle dans le coeur du peuple, celle de la détermination de résister aux Japonais.

Et de cette flamme émerge la vision d’une nouvelle République de Chine démocratique. Cette région est à la fois l’image et l’espoir de la Chine de demain, libre enfin de l’étreinte de l’impérialisme étranger et de la corruption réactionnaire.-

 

Un exemple d'autocritique

Irascible, c’était le mot.

Toung, mon «alter ego», ne le trouvait pas, mais je n’ai pas eu de difficulté. Je suis «irascible», m’a-t-il expliqué, quand les choses ne vont pas comme je le veux, quand ils font mal leur travail, quand ils ne sont pas assez efficaces.

Chacun d’entre eux m’a demandé d’être plus gentil (dans le ton de ma voix) quand j’ai quelque remontrance à faire.

Je le leur ai promis. Mais apprendrai-je?

Je le leur ai promis, et quinze minutes plus tard, j’ai été terriblement sec avec un infirmier qui tripotait un pansement de façon malpropre...

Il a demandé à Toung de me rappeler ma promesse.

«Je me souviens, ai-je répondu. Mais rappelle-lui également qu’il met des vies en danger quand il est négligent.»

Je le dis avec douceur, cependant, et j’ajoutai: «Ce n’est pas à moi de pardonner un pansement mal fait, mais au soldat blessé.»

Le soldat, qui avait une vilaine blessure au bras (un éclat d’obus), le regarda et dit gravement: «Je te pardonne.» L’infirmier était au bord des larmes.

Je ne serai plus jamais «irascible» avec lui, je crois. Et je ne crois pas non plus que j’aurai jamais envie de l’être.

Sur les enseignant-e-s

Et ce que nous ne comprenons pas, nous le craignons. Moi comme eux, comme tout le monde.

C’est la connaissance et la compréhension qui vainquent la peur, plus que toute autre chose.

Quand ils m’ont vu donner du sang, sans éprouver le moindre désagrément, ils n’ont plus rien eu à craindre de mystérieux, d’inconnu.

Ils ont vu le patient revenir à la vie, ils ont compris pourquoi, et ils ont eu honte.

Et ma colère à moi n‘était pas plus justifiée que leur crainte de donner du sang.

N’est-ce pas Mao Tsetoung qui disait aux écrivains et aux intellectuels chinois:«Vous ne pouvez enseigner aux gens que si vous devenez leur élève.»

Comme cela est juste: pour être meilleur maître, il faut être meilleur élève .

La vraie richesse

Je suis fatigué, mais je ne crois pas avoir été aussi heureux depuis longtemps. Je suis content. Je fais ce que je veux.

Et regardez ma richesse! J’ai un travail important qui occupe chaque minute de mon temps.

On a besoin de moi et, plus encore, on me le dit, ce qui comble ma vanité bourgeoise.

Je n’ai pas d’argent, mais je ne saurais qu’en faire.

J’ai l’inestimable bonne fortune de vivre et de travailler avec des gens pour qui le communisme est une façon de vivre, et non pas seulement un sujet de beaux discours.

Leur communisme est simple et naturel, comme un mouvement réflexe, aussi inconscient que leur respiration, aussi automatique que le battement de leur cœur.

Leur haine est implacable; leur charité englobe le monde entier.

Stoïques Chinois! J’ai ici des camarades dont l’humanité est sans pareille.

Ils ont connu la cruauté, et pourtant, ils savent être doux; ils ont goûté l’amertume et savent sourire; Ils ont beaucoup souffert, et ils connaissent la patience, l’optimisme, une sagesse tranquille.

J’en suis venu à les aimer, et je sais qu’ils m’aiment aussi.


Blessures

La lampe à l’huile bourdonne au plafond comme une ruche incandescente. Plancher de terre. Murs de terre. Lit de terre. Carreaux de papier blanc.

Odeur de sang et de chloroforme. Le froid. Trois heures du matin, l’hiver, Chine du Nord, près de Lin-Tchou, avec la 8e armée de route.

Des hommes, des blessures...

Vieux pansements souillés que le sang colle à la peau. Doucement. Mouiller d’abord. La cuisse transpercée. Relever la jambe. Un long sac rouge et mou. Comme un bas de Noël.

Où est passé le bel os fort? En miettes, que l’on ramasse avec les doigts, blanches, pointues comme des dents de chien. Fracassé.

En reste-t-il? Je tâte du doigt. Oui, une. Ce muscle est-il mort? Je le pince. Il est mort.

L’enlever. Cela ne guérira jamais. Comment ces muscles déchirés, déchiquetés, détruits, hier encore si puissants, retrouveront-ils leur orgueilleuse élasticité?

La gangrène est une bête rampante, sournoise. Cet homme vit-il encore? Oui. Théoriquement, il vit. Intraveineuse saline.

Peut-être les innombrables cellules minuscules de tout son corps se rappelleront-elles la mer chaude, l’habitat originel, la première nourriture.

Leur mémoire vieille de millions d’années se souviendra d’autres océans, d’autres marées, et de la vie qui éclôt entre le soleil et la mer.

Et lui. Retrouvera-t-il son mulet, la route d’autres moissons, les cris de fête? Non. Il ne courra plus au flanc de son mulet. Court-on sur une seule jambe? Assis, il regardera courir les autres.

A quoi pensera-t-il? A ce que nous penserions, vous et moi. Ne vous apitoyez pas. La pitié dévalue le sacrifice. Ce qu’il a fait, il l’a fait pour défendre sa Chine.

Comme le corps est beau. Qu’il est parfait dans toutes ses parties. Quelle précision. Il est fier, fort, obéissant, et terrible quand il est déchiré.

La petite flamme de la vie vacille, baisse, puis meurt avec un sursaut. Comme une chandelle, sans bruit, gentiment.

Elle proteste contre l’extinction, et se soumet. Une plainte, puis le silence.

D’autres? Quatre prisonniers japonais. Amenez-les. Dans ce couvent de la douleur, il n’y a pas d’ennemis.

Coupez et enlevez ces uniformes trempés de sang. Arrêtez l’hémorragie. Couchez-les près des autres. Les voilà semblables, comme des frères.

Ce ne sont pas des tueurs professionnels. Des amateurs en uniforme, seulement. Des mains d’ouvriers. Des ouvriers en uniforme.

 

Fini. Six heures du matin. Dieu! Qu’il fait froid dans cette pièce. Ouvrez la porte.

Un mince et pôle trait de lumière se lève ô l’Est, derrière la silhouette violette et lointaine des montagnes. Dans une heure Le soleil se lèvera. Au lit. Dormir.

Mais le sommeil se refuse.

D’où vient cette cruauté, cette bêtise. Un million de travailleurs japonais venus tuer ou mutiler en Chine un million d’autres travailleurs.

Pourquoi l’ouvrier japonais attaque-t-il son frère et le force-t-il à se défendre? Quel profit l’ouvrier japonais trouve-t-il dans la mort de l’ouvrier chinois?

Aucun, bien sûr. Alors, nom de Dieu! qui donc profite? Qui donc a donné à ces travailleurs japonais leur mission meurtrière? Qui en profite?

 

Est-il possible qu’une poignée de richards réactionnaires puissent persuader un million d’hommes d’attaquer et de tuer un million d’autres hommes aussi pauvres qu’eux? Pour accroître encore leur richesse? Quelle supposition atroce!

Et on aurait persuadé ces pauvres hommes d’envahir la Chine en leur disant la vérité? Ils auraient refusé de venir s’ils avaient su la vérité

On n’a pas dit aux travailleurs qu’on voulait seulement des matières premières moins chères, de plus grands marchés, plus de profits.

On leur à vendu cette guerre brutale au nom de «l’avenir de la race», de «la gloire de l’Empereur», de «l’honneur de l’État».

Foutaises. Des foutaises!

Les guerres d’agression, les guerres coloniales, ne seraient-elles donc qu’un grand commerce?

Cela semble évident, même si les auteurs de ces crimes nationaux cherchent à dissimuler leurs véritables mobiles sous le drapeau des idéaux et des nobles abstractions.

Ils font la guerre pour conquérir les marchés; ils assassinent pour s'assurer les matières premières. Ils trouvent le vol plus lucratif que le commerce, la boucherie plus simple que le troc.

Sur tout cela trône implacablement l’immonde dieu des affaires et du sang qui s’appelle Profit.

L’argent, Moloch insatiable, réclame son profit, ses intérêts: il n’arrêtera devant rien pour satisfaire son vice, pas même devant le massacre de millions d’être humains.

L’armée masque les militaristes, et les militaristes le capital et les capitalistes. Ils sont tous frères dans le sang, compagnons dans le crime.

A quoi ces ennemis de l’humanité ressemblent-ils?

Sont-ils marqués au front, qu’on les reconnaisse, qu’on les condamne et qu’on les chasse, comme des criminels?

Bien au contraire. Cc sont les gens que l’on dit respectables.

On les honore. Ils se disent, et on les croit, gens de bien. Ce sont les piliers de la société, de l’Église, de l’État.

Le surplus de leur richesse, ils en font la charité. Avec les leurs, ils sont tendres et attentifs ...

Mais menacez leurs profits et les voilà transformés en assassins sauvages, en brutes déchaînées, et bourreaux impitoyables.

Les blessures, ce sont ces gens-là qui les font . .