BRIGADES ROUGES
Seconde réflexion théorique
Janvier 1973
Comment jugez-vous les choix faits par votre organisation, après
deux ans de travail ?
Il nous semble que le développement de la situation politique
italienne a bien confirmé le choix fondamental qui a été le nôtre
dans les premiers mois de 1970.
La crise gouvernementale n'a pas du
tout été résolue dans un sens réformiste et elle n'a pas de
perspective dans un futur proche.
Au contraire, la formation d'un
gouvernement de centre-droit excluant les sociaux-démocrates, la
relance des fascistes en tant que « force parallèle », l'attaque
frontale contre le mouvement ouvrier et la militarisation de plus
en plus arrogante des conflits sociaux et politiques, tout cela
démontre que le front politique bourgeois poursuit avec un
entêtement accru l'objectif de la restauration totale de sa
dictature et donc d'infliger une défaite politique sans réserve à
la classe ouvrière.
Mais, est-ce que l'assassinat de Feltrinelli et les attaques contre
les Brigades Rouges ne démontrent pas au contraire la faiblesse, ou
plutôt l'immaturité d'un tel choix ?
Non, parce qu'on ne peut pas dériver la faiblesse d'une ligne
politique à partir de la corrélation de forces relative que
l'organisation représentant cette ligne a été à même d'établir dans
sa phase initiale.
L'attaque que la bourgeoisie a déchaînée contre
nous au mois de mai provenait de leur conviction erronée qu'elle
pouvait neutraliser l'impact de la proposition stratégique de lutte
armée pour le communisme, simplement en exploitant la faiblesse
organisationnelle qui nous caractérisait.
Cette évaluation politique erronée, c'est exactement ce qui a causé
l'échec de l'opération policière, et nous nous sommes renforcés.
En
fait, en refusant le terrain de « l'affrontement frontal » entre
les Brigades et l'appareil d'Etat armé qui nous était proposé, nous
gardions tout notre temps pour contre-attaquer « silencieusement »
contre des cibles économiques.
Le résultat, ce fut le renforcement
de notre infrastructure organisationnelle, qui prouvait en même
temps la faiblesse politique de l'Etat policier même s'il est
pourvu de fortes structures militaires.
L'accusation de terrorisme a été portée contre vous, de la part de
différents secteurs, qu'en pensez-vous ?
Le « terrorisme » dans notre pays et dans cette phase de la lutte
est une composante de la politique menée par le front des patrons,
qui commence avec la massacre de la Piazza Fontana [à Milan en
1969, cet attentat sanglant et aveugle fut commis par les fascistes
et attribué aux révolutionnaires].
Son but est d'acculer à la
retraite générale le mouvement ouvrier et d'aboutir à une
restauration complète de l'exploitation à ses anciens niveaux.
La classe dominante a spécifiquement recherché la réalisation de
trois objectifs fondamentaux avec cette politique.
1. encourager la
croissance du bloc réactionnaire aujourd'hui au pouvoir, et en
particulier de ses composantes les plus fascistes, avec la
perspective de reprendre le contrôle de la situation dans les
usines et dans le pays.
2. écraser les menées révolutionnaires et
canaliser les luttes qui avaient mûri ces années-là dans une
direction social-pacifiste, en exhibant le spectre de la lutte
armée comme un « saut dans les ténèbres ».
3. discréditer les
organisations révolutionnaires et accuser la gauche de provocation
fascistes et anti-classe ouvrière, en suivant la formule « les
extrêmes se rejoignent » et en rendant équivalentes entre elles
toutes les manifestations de violence.
Notre engagement dans les usines et les quartiers a toujours été
depuis le début d'organiser l'autonomie ouvrière pour la résistance
à la contre-révolution en mouvement aujourd'hui, et de résister à
la liquidation des menées révolutionnaires par les opportunistes et
les réformistes.
Organiser la résistance et construire le pouvoir
prolétarien armé sont les slogans qui ont guidé et qui guident
notre travail révolutionnaire. Qu'est-ce que cela a à voir avec du
« terrorisme » ?
Par conséquent, dites-nous quel est la ligne directrice de votre
intervention dans cette phase ?
Avec l'édification des Brigades Rouges, nous voulions créer un
centre stratégique capable de prendre en main les problèmes les
plus urgents soulevés par le mouvement de résistance prolétarienne.
Nous n'avons pas créé un nouveau groupe, mais nous avons travaillé
à l'intérieur de chaque manifestation de l'autonomie de classe à
unifier sa conscience autour de la proposition stratégique de la
lutte armée pour le communisme.
Aujourd'hui nous pouvons dire que
la bouteille jetée à la mer a été saisie avec son message : le
problème de l'organisation prolétarienne armée a été pris en main
par l'ensemble du camp révolutionnaire.
Donc maintenant il s'agit
de faire un pas en avant ; imposer dans la lutte la ligne politique
pour la construction du pouvoir prolétaire armé, contre les
tendances militaristes et toutes les tendances erronées.
Militariste est la déviation de ceux qui pensent qu'il est possible
de mettre en mouvement la classe ouvrière par la vertu de l'action
armée, entendue seulement comme action exemplaire.
Groupiste est la déviation qui attribue les fonctions et la tâche
de la lutte armée à un noyau de samouraïs.
Ces deux déviations ont un dénominateur commun : l'absence de
confiance en la capacité révolutionnaire du prolétariat d'Italie.
Nous croyons que l'action armée est le point culminant d'un vaste
travail politique par lequel l'avant-garde prolétarienne, le
mouvement de résistance, est organisé directement en vue de ses
besoins réels et immédiats.
En d'autres termes, l'action armée pour
les Brigades Rouges est le point le plus haut d'un processus
profond d'auto-organisation au sein de la classe : sa perspective
de pouvoir.
Par conséquent, nous sommes convaincus qu'avancer sur
le chemin de la lutte armée est nécessaire aujourd'hui pour mener à
bien la tâche d'unification politique de toutes les avant-gardes
politico-militaires qui évoluent à l'intérieur de cette perspective.
Est-ce que vous avez l'intention de travailler à l'unité politique
entre les groupes révolutionnaires ?
Les groupes sont une réalité du passé, des reliques survivantes qui
ne correspondent plus au développement objectif du processus
révolutionnaire.
L'unité que nous cherchons à construire, c'est
celle de toutes les forces qui se meuvent dans la perspective de la
lutte armée pour le communisme.
Pouvez-vous être plus précis ?
A l'intérieur de la gauche non réformiste, il y a en ce moment 3
tendances à l'oeuvre.
La première est une tendance liquidationniste qui prend pour argent
comptant l'idée de la défaite politique de la classe ouvrière.
Cette tendance se prépare à faire un travail de « parti » pour
mener la « retraite » pendant une longue période de crise.
Ceux qui
dirigent cette tendance tournent leurs pensées vers le
développement organisationnel en interne, et commettent une lourde
simplification des choses en identifiant la croissance du processus
révolutionnaire avec la croissance de leur propre groupe.
Alors que
les patrons ont choisi le terrain d'une guerre civile rampante, les
liquidationnistes s'en accommodent en menant leurs activités sur le
terrain de l'agit-prop légale.
De cette erreur découle la re-proposition d'un modèle « troisième-
internationaliste », que nous considérons comme une répétition
inoffensive d'une expérience historique que la classe ouvrière a
déjà épuisé hier et qui n'a pas de sens pour demain.
La deuxième tendance est une déviation centriste qui, même si elle
ne voit pas la défaite de la classe ouvrière comme une certitude,
formule sa ligne d'action comme une série de batailles successives,
qui ne sont jamais envisagées comme parties prenantes d'un plan de
guerre unique.
Cette tendance est représentée par les organisations
autonomes d'usine et de quartier, qui épuisent leur existence dans
de la lutte tactique, s'illusionnant sur leur capacité à construire
une alternative politique stratégique autour de politiques « au
jour le jour ».
Concrètement, le problème que ces camarades ont
encore à résoudre est contenu dans cette question : « organisations
autonomes » ou « organisations de l'Etat prolétarien » ?
La troisième tendance c'est la résistance qui ne reconnaît en
aucune façon la défaite de la classe ouvrière comme un fait établi.
C'est la tendance qui sait reconnaître les nouvelles formes de
l'initiative prolétarienne et travaille à les projeter le long de
la piste stratégique de la lutte armée pour le communisme.
Sur le
terrain de la guerre révolutionnaire de classe.
La ligne de
construction du pouvoir prolétaire armé se base principalement sur
cette dernière tendance.
L'unité que nous cherchons à construire c'est donc en premier lieu
celle des forces qui forment le camp de la résistance : les forces
qui depuis 1945 ont toujours été placées sur les marges des lignes
officielles du mouvement ouvrier communiste, et les forces plus
jeunes d'une tradition récente qui a enrichi l'héritage de
l'autonomie prolétarienne avec les luttes de 1968 et 1969.
Jusqu'à maintenant, vous n'avez pas dit un mot sur le Parti
Communiste italien. Pourquoi donc ?
Le Parti Communiste est une grande force démocratique qui poursuit
une stratégie exactement opposée à la nôtre.
Il ne nous semble pas
justifié ni important de continuer à l'attaquer sous une avalanche
de paroles.
Sur le terrain révolutionnaire, la lutte idéologique
doit aussi se baser sur la capacité à rendre nos convictions
politiques vivantes dans l'histoire.
Donc nous sommes convaincus
qu'avec la consolidation politique et organisationnelle dans le
mouvement ouvrier de la ligne de résistance, de pouvoir prolétarien
et de lutte armée, les éléments communistes qui font encore
confiance à ce parti sauront certainement comment se décider.
Lorsque vous parlez de résistance, comment voyez-vous le
développement des forces révolutionnaires dans le Sud ?
Un développement révolutionnaire en Italie est impensable sans la
participation active des prolétaires du Sud.
Malheureusement, le
chemin révolutionnaire des masses méridionales est rendu tortueux
aujourd'hui, surtout à cause du ressentiment de masse vis-à-vis de
l'échec de la stratégie réformiste.
La bourgeoisie fasciste a
temporairement réussi à gagner à sa cause des couches populaires de
nombreuses zones du Sud, en organisant leur « colère » autour
d'objectifs qui ne sont en rien révolutionnaires.
Aujourd'hui,
c'est au tour des forces d'avant-garde de la classe ouvrière du
Nord de rouvrir la discussion sur l'unité politique avec le Sud.
C'est une tâche urgente.
Nous devons faire très attention à
empêcher que l'action de la bourgeoisie dans le Sud ne se tourne
contre la classe ouvrière dans le Nord.
Mais comment est-il possible de travailler suivant ces lignes étant
donné la fragilité des structures politiques révolutionnaires dans
le Sud ?
Dans le Sud les menées révolutionnaires ne manquent pas, bien au
contraire ; en fait, d'un certain point de vue, elles expriment un
niveau très avancé.
La bourgeoisie sait pertinemment que si les
mécanismes de contrôle social se brisaient, le courant
révolutionnaire avancerait avec une grande impétuosité.
Pour cette
raison, l'Etat, le gouvernement et les capitalistes encouragent
tous le « méridionalisme », c'est-à-dire le régionalisme du Sud
dirigé par les fascistes, qui se pose comme une tendance
subversive/criminelle face à l'Etat.
En fait, ils ne sont
subversifs que face aux luttes ouvrières. [Ce passage concerne bien
sûr les mafias du Sud et leur rôle contre-révolutionnaire]
Nous voulons dire que les réformistes contribuent à la confusion en
défendant « l'Etat démocratique » italien , qui pour le Sud ne
signifie que la répression et l'exploitation par le Nord.
Ceci aide
la droite à établir son hégémonie sur les forces prolétariennes du
Sud qui tendent à se mouvoir contre le système.
Etant donné que les choses se présentent comme cela, qui peut
commencer à renverser cette tendance ?
Autant être clairs : certainement pas ces groupes intellectuels de
la gauche méridionale qui passent leur temps à étudier « les phases
du développement capitaliste dans le Sud » ou « les différences
historiques entre le Nord et le Sud », qui pendant ce temps
continuent à grandir.
Même ces groupes qui ont tout concentré sur
l'agitation et la propagande ont peu de chance de fournir une voie
stratégique pour faire avancer l'élan révolutionnaire en cours dans
le Sud.
Pour débloquer la situation, il est nécessaire que la consolidation
de l'avant-garde armée sache s'y prendre pour unir la nouvelle
classe ouvrière, les journaliers, les chômeurs et le sous-
prolétariat dans la lutte contre les fascistes, les bourgeoisies
locales et les organes répressifs d'Etat.
Dans quels domaines avez-vous l'intention de développer votre
activité dans un futur proche ?
Il y a deux types d'activité que nous menons, du même pas et avec
continuité et détermination : l'organisation de la clandestinité et
l'organisation des masses.
Par travail clandestin, nous entendons la consolidation d'une base
matérielle économique, militaire et logistique qui garantisse une
pleine autonomie à notre organisation et qui soit une base arrière
stratégique pour le travail parmi les masses.
Par travail d'organisation des masses, nous entendons la
construction des liaisons de l'Etat prolétarien dans les usines et
des quartiers populaires : un Etat souterrain et armé qui se
prépare à la guerre.
Pouvez-vous clarifier ce dernier point ?
Le problème que nous devons résoudre, c'est de donner à ces
poussées révolutionnaires provenant du mouvement de résistance une
dimension de pouvoir.
Ceci demande un développement organisationnel dans toute la classe
qui sache respecter les différents niveaux de conscience qui y
existent, mais qui sache en même temps les unifier et forcer leur
évolution révolutionnaire vers la perspective stratégique de la
lutte armée pour le communisme.
Les Brigades Rouges sont le premier noyau de guérilla à travailler
dans cette direction.
Pour cette raison, les militants communistes
qui se penchent sur la construction du parti armé du prolétariat
s'organisent autour d'elles.
Quels critères guident votre pratique dans la lutte des classes en
cette période ?
Nous avançons avec une vue sur le long terme ; nous savons que nous
ne sommes pas dans la phase de guerre et justement pour cette
raison nous travaillons à créer ses fondations subjectives et
organisationnelles.
Voilà notre critère. Toutes nos actions visent
ce but.
Le mouvement de résistance populaire est en partie caractérisé par
un désir généralisé de combattre la bourgeoisie et par une
incapacité tout aussi généralisée à mener ce combat sur le terrain
qui lui est imposé.
Notre pratique montre la direction à prendre
pour résoudre cette contradiction.
Nous ne recherchons pas la publicité d'actions exemplaires, mais à
la place, et avec les avant-gardes prolétariennes, nous posons ces
problèmes :
- celui d'une GUERRE CONTRE LE FASCISME, qui n'est pas l'apanage
des chemises noires d'Almirante, mais aussi le fascisme en chemise
blanche du premier ministre Andreotti et de la Démocratie
Chrétienne ;
- celui d'une RESISTANCE DANS LES USINES, pour frapper les ennemis,
saboteurs et liquidateurs de l'unité et du pouvoir ouvrier et
combattre du tac au tac l'offensive des patrons cherchant depuis
des décennies la défaite politique des ouvriers ;
- celui de la RESISTANCE A LA MLITARISATION DU GOUVERNEMENT, ce qui
ne veut pas dire lutter pour la défense des espaces démocratiques-
bourgeois, mais pour la destruction des structures armées de l'Etat
et de ses milices fascistes parallèles.
Une dernière question : est-ce que vous vous envisagez le
développement du processus révolutionnaire en terme national ou
continental ?
Parvenir à une dimension européenne et méditerranéenne de
l'initiative révolutionnaire est un objectif très important.
Il
nous est imposé par les structures supra-nationales du capital et
du pouvoir.
Travailler à sa maturité implique avant tout de
développer la guerre de classe dans son propre pays, mais aussi
d'être prêt à soutenir les initiatives de soutien concret exigées
par le mouvement révolutionnaire et le mouvement communiste
international.
|
|