Georg Lukacs

 

L'Etat en tant qu'arme

(1924)

 

 

L'essence révolutionnaire d'une époque se manifeste le plus clairement dans le fait que la lutte des classes et des partis ne présente plus les caractères d'une lutte à l'intérieur d'une organisation étatique déterminée, mais dans le fait qu'elle commence à faire sauter ses frontières et à s'étendre bien au-delà d'elles.

Elle apparaît d'une part comme une lutte pour le pouvoir d'Etat, d'autre part l'Etat lui-même participe officiellement à cette lutte.

Non seulement la lutte se fait contre l'Etat, mais l'Etat lui-même se révèle comme étant une arme de la lutte des classes, un des instruments essentiels pour le maintien de la domination de classe.

Marx et Engels ont constamment souligné ce caractère de l'Etat et l'ont analysé dans tous ces rapports avec l'évolution de l'histoire et la révolution prolétarienne.

Marx et Engels ont posé en termes très clairs et sans équivoque les fondements d'une théorie de l'Etat dans le cadre du matérialisme historique.

Mais c'est là que l'opportunisme s'est le plus éloigné de façon consséquente de Marx et d'Engels.

Car dans tout autre domaine il était possible de présenter soit la "révision" de théories économiques particulières comme si leur principe était en accord avec l'essence de la méthode marxiste (dans le sens de Bernstein), soit de donner aux doctrines économiques maintenues dans "l'orthodoxie" une direction à la fois mécaniste, fataliste, non dialectique et non révolutionnaire (dans le sens de Kautsky).

Mais le simple fait de soulever ces problèmes que Marx et Engels considéraient comme les bases de leur théorie de l'Etat, revient déjà à reconnaître l'actualité de la révolution prolétarienne.

L'opportunisme de toutes les tendances dominantes de la Ilème Internationale se manifeste le plus clairement dans le fait qu'aucune d'elles ne s'est occupée sérieusement du problème de l'Etat.

Et ici au point crucial il n'apparaît aucune différence entre Kautsky et Bernstein.

Tous, sans exception, ont tout simplement admis l'Etat bourgeois.

Et quand ils l'ont critiqué, c'était uniquement pour combattre quelques-unes des formes apparentes de l'Etat nuisibles au prolétariat. L'Etat a été vu exclusivement en fonction des intérêts immédiats particuliers, mais son essence n'a jamais été analysée et appréciée en fonction de l'ensemble de la classe ouvrière.

Et si l'aile gauche de la Ilème Internationale fait preuve d'un tel manque de maturité et de clarté, c'est qu'elle n'a pas été capable de poser clairement le problème de l'Etat.

Elle a parfois été jusqu'au problème de la révolution, jusqu'au problème de la lutte contre l'Etat, mais sans être capable de poser la question concrètement - même au niveau purement théorique - et à plus fortes raisons d'en montrer les conséquences pratiques dans la réalité historique actuelle.

Là aussi Lénine a été le seul à avoir atteint de nouveau le niveau théorique de la conception marxiste, la pureté de la position révolutionnaire vis-à-vis du
problème de l'Etat.

Et même si son apport ne consistait qu'en cela, ce serait déjà un résultat théorique très important.

Mais en rétablissant la théorie marxiste de l'Etat, Lénine n'a pas restauré philologiquement la doctrine initiale ni ses principes véritables en les systématisant de manière
philosophique, mais il l'a poussée comme partout ailleurs dans le concret, l'a concrétisée dans la réalité actuelle pratique.

Lénine a vu et présenté la question de l'Etat comme une question actuelle du prolétariat en lutte.

Par cela déjà - pour en rester à la signification de cette seule question - il s'est engagé sur la voi de sa concrétisation décisive.

Car s'il a été possible objectivement aux opportunistes
de voiler la théorie de l'Etat du matérialisme historique, pourtant claire comme de l'eau de roche, c'est qu'avant Lénine elle était conçue seulement comme une théorie générale, une explication hsitorique, économique, philosophique, etc., de l'essence de l'Etat.

Marx et Engels ont certes interprété à partir des
phénomènes révolutionnaires concrets de leur temps, le progrès réel de l'idée prolétarienne de l'Etat (commune); ils ont certes souligné les erreurs que les théories
erronées sur l'Etat pour la direction de la lutte de classes prolétarienne (critique du programme de Gotha).

Cependant mêmeleurs disciples les plus proches, les
meilleurs leaders de cette époque n'ont pas compris la relation qui existait entre le problème de l'Etat et leur activité quotidienne immédiate.

Pour cela il fallait justement autrefois le génie théorique d'un
Marx et d'un Engels, afin de saisir cette réalité - actuelle seulement dans une vision universelle des choses - en rapport avec les petites luttes quotidiennes.

Et il va sans dire que le prolétariat moins que
quiconque était à même d'associer par un lien organique ce problème fondamental aux problèmes immédiats de la lutte quotidienne.

Le problème apparut de plus en plus comme "but final" dont la solution peut être réservée à l'avenir.

Lénine seul a fait théoriquement aussi de cet"avenir" un présent.

Mais ce n'est qu'à partir du moment où la question de l'Etat est reconnue en tant que problème actuel, qu'il devient possible au prolétariat de ne plus considérer l'Etat capitaliste concrètement comme son monde environnant naturel et immuable, comme le seul ordre social possible pour son existence présente.

Seule cette prise de position vis-à-vis de l'Etat bourgeois donne au prolétariat l'absence de prévention théorique vis-à-vis de l'Etat et fait de son attitude à l'égard de celui-ci une simple question de tactique, il est par exemple évident qu'aussi bien derrière la tactique de la légalité à tout prix que derrière le romantisme de l'illégalité, se cache la même absence d'indépendance théorique vis-à-vis de l'Etat bourgeois.

L'Etat bourgeois n'est pas considéré comme instrument du combat de classe de la bourgeoisie avec lequel on doit compter avec un facteur de force réelle, et seulement en tant que tel, et dont le respect éventuel n'est plus qu'une question de simple utilité.

Mais l'analyse de Lénine de l'Etat comme arme de la lutte de classe concrétise encore bien plus la question.

Il ne fait pas seulement ressortir les conséquences
pratiques (idéologiques, tactiques, etc.) immédiates d'une connaissance historique exacte de l'Etat bourgeois, mais fait apparaître concrètement et en liaison organique avec les autres instruments de la lutte du prolétariat une ébauche de l'Etat prolétarien.

La division traditionnelle du mouvement ouvrier (partis, syndicat, coopérative) se révèle aujourd'hui insuffisante pour le combat révolutionnaire du prolétariat.

Il apparaît commeindispensable que soient crées des organes qui soient à même de rasembler tout le prolétariat et même au-delà, la grande masse de tous les exploités de la société capitaliste (paysans, soldats) pour les mener au combat.

Ces organes, les soviets, sont cependant, par leur nature et déjà à l'intérieur de la société bourgeoise, des organes du prolétariat s'organisant en classe.

Ainsi la révolution est mise à l'ordre du jour.

Car comme le dit Marx : "L'organisation des éléments révolutionnaires en tant que classe suppose l'existence achevée de toutes les forces productives qui pouvaient encore se développer au sein de la vieille société".

Cette organisation de l'ensemble de la classe ouvrière doit - qu'elle le veuille ou non - mener le combat contre l'appareil d'Etat de la bourgeoisie.

On n'a pas le choix : ou bien les conseils ouvriers désorganisent l'appareil d'Etat bourgeois, ou bien celui-ci parvient à corrompre les conseils pour les réduire à des simulacres et les laisser ainsi dépérir.

On se trouve en face de cette alternative : ou bien la bourgeoisie réussit à écraser dans une action contre-révolutionnaire les mouvements de masse et à rétablir les conditions "normales", "l'ordre", ou bien il se crée, à partir des conseils, à partir des organisations de lutte du prolétariat, son organisation de domination, son appareil d'Etat qui est précisément une organisation de la lutte de classe.

Les conseils ouvriers révèlent dès leur première apparition dans leurs formes les moins élaborées, dés 1905, cette caractéristique : ils sont un contre-gouvernement.

Tandis que d'autres organes de la lutte des classes s'adaptent tactiquement, à une époque également où la domination de la bourgeoisie est incontestable (en d'autres termes peuvent faire un travail révolutionnaire dans ces conditions), il appartient en revanche à la nature du conseil ouvrier de se trouver avec l'Etat bourgeois dans un rapport de double pouvoir, en rivalité avec ce dernier.

Lorsque Martov reconnaît par conséquent les conseils comme organes de combat tout en niant leur mission qui est de devenir appareil d'Etat, il retire de la théorie précisément la révolution, la prise de pouvoir effective par le prolétariat.

En revanche lorsque quelques théoriciens ultra-gauchistes font des conseils ouvriers une organisation de classe permanente et veulent les mettre à la place du parti et du syndicat, ils montrent qu'ils n'ont pas saisi la différence entre situation révolutionnaire et non révolutionnaire, ni le rôle original des conseils ouvriers, ils ne savent pas que la simple reconnaissance de la possiblité concrète des conseils ouvriers dépasse les cadres de la société bourgeoise, est une perspective de la révolution prolétarienne (que par conséquent le conseil ouvrier doit être popularisé de façon ininterrompue dans le prolétariat et le prolétariat préparé sans relâche à cette tâche), et que leur simple présence signifie déjà - si cela ne veut pas être une simple comédie - la lutte réelle pour le pouvoir d'Etat, à savoir la guerre civile.

Le conseil ouvrier en tant qu'appareil d'Etat signifie l'Etat comme arme de la lutte de classe prolétarienne.

La conception non dialectique et par là a-historique et non révolutionnaire de l'opportunisme a tiré du fait que le prolétariat lutte contre la domination de classe de la bourgeoisie, de fait qu'il s'efforce de conduire à une société sans classe, la conclusion que le prolétariat doit être, en tant qu'adversaire de la domination de classe de la bourgeoisie, l'adversaire de toute autre domination de classe; elle en déduit par conséquent que ses propres formes de domination ne doivent être en aucun cas des organes de domination de classe, des organes d'oppression.

Cette opinion fondamentale considérée abstraitement est une utopie car une telle domination du prolétariat ne peut jamais vraiment se produire.

Mais dès qu'on en saisit la portée concrète et appliquée à la situation présente, elle apparaît comme une capitulation idéologique devant la bourgeoisie.

La forme de domination la alus élaborée de la bourgeoisie, la démocratie, apparaît pour une telle :onception au moins comme une pré-orme d'une démocratie prolétarienne, mais très souvent aussi comme cette démocratie elle-même dans laquelle il faudrait veiller simplement à gagner la majorité de la population pour une agitation pacifique aux "idéaux" de la social-démocratie.

Pour elle, le passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne n'est donc pas obligatoirement révolutionnaire, n n'y a de révolutionnaire que le passage des formes d'Etats arriérés à la démocratie; le cas échéant une défense révolutionnaire de la démocratie contre la réaction sociale peut être nécessaire.

(On voit en quoi cette séparation mécaniste de la révolution prolétarienne et bourgeoise est fausse, et contre-révolutionnaire dans le fait que la social-démocratie n'a jamais opposé une résistance sérieuse à une réactiopn fasciste pour défendre la démocratie avec des moyens révolutionnaires. )

Par suite d'une telle conception, non seulement la révolution est écartée du développement historique et représentée par toute une série de transitions plus ou moins maladroites ou finement construites, comme une "transcroissance dans le socialisme", mais le caractère de classe bourgeois de la démocratie doit être voilé aussi pour le prolétariat. Mais le moment de la duperie vient du concept non dialectique de majorité.

En effet, comme la domination de la classe ouvrière, par sa nature, représente les intérêts de la grande majorité de la population, de nombreux ouvriers ont l'impression illusoire qu'une démocratie formelle et purte, dans laquelle la voix de chaque citoyen acquiert la même valeur, serait l'instrument le plus approprié pour exprimer et défendre les intérêts de tous.

Mais on néglige en cela le simple -simple! - détail suivant : à savoir que les hommes ne sont justement pas des individus abstraits, des citoyens abstraits, des atomes isolés dans un ensemble étatique, mais, au contraire et sans exception, des hommes concrets qui occupent une place déterminée dans la production sociale et dont l'être social (et par médiation leur pensée) est déterminé à partir de cette position.

La démocratie pure de la société bourgeoise exclut cette médiation en reliant directement le simple individu abstrait au tout que représente l'Etat et qui à cet égard apparaît tout aussi abstrait, déjà, par le caractère formel de la démocratie pure, la société bourgeoise est politiquement pulvérisée et les ouvriers atomisés donc neutralisés.

Ce qui n'est pas un simple avantage pour la bourgeoisie, mais précisément la condition décisive de sa domination de classe.

Car toute domination de classe a beau en fin de compte s'appuyer sur la force, il n'y a cependant pas de domination de classe qui puisse à la longue tenir par la simple violence. Talleyrand disait déjà qu'"on peut faire n'importe quoi avec des baïonnettes, mais on ne peut pas s'asseoir dessus".

Toute domination par une minorité est socialement organisée d'une manière qui concentre la classe dominante, la rend apte à une action unifiée et qui par là même désorganise et émiette les classes opprimées.

Dans le cas de la domination minoritaire de la bourgeoisie moderne on doit toujours avoir à l'esprit le fait que la grande majorité de la population n'appartient à aucune des classes décisives dans la lutte de classe, ni au prolétariat, ni à la bourgeoisie et que par conséquent la démocratie pure a pour tâche sociale, conforme à ses intérêts de classe, d'assurer à la bourgeoisie la direction de ces couches intermédiaires (il en va ainsi bien sûr de la désorganisation idéologique du prolétariat.

Plus la démocratie est ancienne dans un pays, plus elle s'est développée de façon pure, plus cette désorganisation idéologique est importante, ainsi qu'on peut le constater en Angleterre et en Amérique.)

Certes une telle démocratie politique ne suffirait pas seulement à cet effet.

Mais elle constitue aussi le point culminant d'un système social dont les autres éléments sont : la séparation idéologique entre l'économie et la politique, la création d'un appareil d'Etat bureaucratique qui intéresse matérialement et moralement une grande partie de la petite bourgeoisie à la perpétuation de l'Etat, le système des partis bourgeois, la presse, l'école, la religion, etc.

Dans une division des tâches plus ou moins consciente, ils ont tous pour but d'empêcher dans les classes opprimées de la population la naissance d'une idéologie autonome qui exprimerait leurs intérêts propres; ils ont pour but de relier à l'Etat abstrait trônant au-dessus des classes les membres de ces classes pris isolément, considérés comme des individus, des simples citoyens, etc., enfin ils ont pour but de désorganiser ces classes en tant que classes, de les réduire à des pions faciles à manier pour la bourgeoisie.

La compréhension du rôle des conseils (les conseils des ouvriers, des paysans et des soldats) en tant que puissance étatique du prolétariat signifie la tentative par le prolétariat en tant que classe dirigeante de la révolution, de lutter à contre-courant de ce processus de désorganisation.

Il doit tout d'abord lui-même se constituer en classe.

Mais il va parallèlement à cela organiser en vue de l'action les éléments actifs des couches intermédiaires qui se révoltent instinctivement contre la domination de la bourgeoisie. Mais en même temps il faut que soit brisée l'influence matérielle et idéologique de la bourgeoisie sur les autres parties de ces classes.

Des opportunistes plus lucides, comme par exemple Otto Bauer, ont bien vu que le sens social de la dictature du prolétariat, de la dictature des conseils revient essentiellement à ceci : arracher radicalement à la bourgeoisie la possiblité d'une direction idéologique de ces classes, en particulier des paysans, et réserver cette direction au prolétariat pendant la période de transition.

Ecraser la bourgeoisie, détruire son appareil d'Etat, anéantir sa presse, etc., telles sont les nécessités vitales de la révolution prolétarienne, parce que la bourgeoisie après ses premières défaites dans la lutte pour le pouvoir d'Etat ne renonce en aucune façon à reprendre son rôle de direction aussi bien économique que politique, et qu'elle reste encore longtemps une classe très puissante, même dans un combat de classe poursuivi dans de toutes autres conditions.

Le prolétariat continue donc à l'aide du système soviétique en tant qu'Etat la même lutte qu'il avait menée auparavant contre le pouvoir d'Etat capitaliste, n doit anéantir
économiquement la bourgeoisie, l'isoler politiquement, la désagréger, la soumettre idéologiquement.

Mais en même temps il doit devenir pour toutes les autres couches sociales qu'il a soustraites à la sphère d'influence de la bourgeoisie, un guide en vue de la liberté.

Autrement dit il ne suffit pas que le prolétariat lutte objectivement pour les intérêts des autres couches exploitées.

Sa forme étatique doit aussi servir à dépasser par l'éducation l'apathie et rémiettement de ces couches, à les éduquer en vue de l'action, en vue de la participation autonome à la vie de l'Etat.

C'est une des tâches les plus nobles du système soviétique que de relier entre eux les moments de la vie sociale que le
capitalisme déchire.

Là où ce déchirement est présent seulement dans la conscience des classes opprimées, le lien entre ces moments doit être doit leur être rendu conscient.

Le système soviétique par exemple réalise une unité indissoluble entre l'économie et la politique.

Il relie
ainsi l'existence actuelle des hommes, leurs intérêts quotidiens immédiats, etc., aux questions essentielles de l'ensemble.

Dans la réalité objective il rétablit aussi l'unité là où les intérêts de classe de la bourgeoisie ont réalisé la "division du travail"; ainsi avant tout l'unité entre "l'appareil de
domination" (armée, police, administration, justice, etc.) et le "peuple".

Les paysans et les ouvriers armés sont, en tant que puissance étatique, à la fois produits de la lutte des soviets et condition de leur existence.

Le système soviétique cherche partout à relier l'activité des hommes aux questions générales de l'Etat de l'économie, de la culture, etc., tout en luttant pour que l'administration de toutes ces questions ne devienne pas le privilège d'une couche fermée, isolée de l'ensemble de la vie de la société, bref bureaucratique.

Tout en rendant conscient ainsi pour la société le rapport réel de tous les moments de la vie sociale (et à un stade ultérieur en réunissant les éléments qui sont aujourd'hui objectivement séparés, par exemple la ville et la campagne, le travail intellectuel et manuel etc.), le système soviétique est, en tant qu'Etat prolétarien, un facteur décisif dans l'organisation du prolétariat en classe.

Ce qui apparaissait seulement comme une virtualité dans le prolétariat au sein de la société capitaliste, parvient ainsi à l'existence réelle; la véritable énergie productive du prolétariat ne peut s'éveiller qu'après la prise du pouvoir d'Etat.

Mais ce qui vaut pour le prolétariat vaut aussi pour les autres couches opprimées de la société bourgeoise.

Elles aussi ne peuvent se développer et vivre que dans cet ensemble, la seule différence étant qu'elles sont dirigées également dans cet ordre étatique, certes le fait d'être dirigées pour elles dans le capitalisme consistait à ne pas pouvoir prendre conscience de leur propre dissolution économique et sociale, de leur exploitation et de leur oppression.

En revanche, elles peuvent maintenant - sous direction prolétarienne - vivre non seulement en fonction de leurs intérêts propres, mais aussi atteindre au déploiement de leur énergie, qui était restée jusqu'alors cachée et atrophiée.

Elles sont dirigées seulement dans la mesure où le cadre et l'orientation de ce développement sont déterminés par le prolétariat en tant que classe dirigeante de la révolution.

Pour les couches intermédiaires non prolétariennes le fait d'être dirigé a donc un sens très différent d'un point de vue matériel dans l'Etat prolétarien ou dans le
cadre de la société bourgeoise.

Mais il y a de plus une différence formelle et essentielle dans le fait que l'Etat prolétarien est dans l'histoire le premier Etat de classe qui avoue ouvertement et sans hypocrisie qu'il est un Etat de classe,
un appareil d'oppression, un instrument de la lutte des classes.

Seule cette franchise absolue, cette absence de dissimulation rendent possible une
véritable entente entre le prolétariat et les autres couches de la société, mais c'est bien plus encore un moyen très important d'auto-éducation pour le prolétariat.

Car autant il fut extrêmement important de lui faire prendre conscience qu'il en était à la phase décisive des luttes révolutionnaires, que la lutte pour le pouvoir, pour la
direction de la société avait déjà éclaté, autant il serait dangereux de laisser cette vérité se scléroser, faute d'examen dialectique.

Ce serait donc très dangereux si le prolétariat, en se libérant de l'idéologie du pacifisme dans la lutte des classes, en
comprenant la signification historique et la nécessité de la violence, s'imaginait alors que tous les problèmes de la domination du prolétariat doivent être réglés en toute
circonstance par la violence.

Mais ce serait encore plus dangereux s'il venait à l'idée du prolétariat que la lutte des classes finit avec la conquête du pouvoir d'Etat, ou du moins est parvenue à un arrêt.

Le prolétariat doit comprendre que la conquête du pouvoir d'Etat n'est qu'une phase de cette lutte.

La lutte après la prise du pouvoir d'Etat devient encore plus ardente, et on ne peut absolument pas prétendre que les rapports de force se soient déplacés aussitôt et
décisivement en faveur du prolétariat.

Lénine répète infatigablement que la bourgeoisie reste encore la classe la plus puissante même au début de la République soviétique, même après son expropriation économique, et pendant son oppression politique.

Mais les rapports de force se sont déplacés dans la mesure où le prolétariat s'est conquis une nouvelle arme puissante pour sa lutte de classe: l'Etat.

La valeur de cette arme, son aptitude à désagréger, à isoler, à anéantir la bourgeoisie, à gagner à lui et à éduquer les autres couches de la société pour les associer à l'Etat des ouvriers et des paysans, à organiser le prolétariat lui-même pour en faire véritablement la classe dirigeante, tout cela n'est certes pas acquis automatiquement par la simple conquête du pouvoir d'Etat, et l'Etat ne se développe pas non plus forcément comme moyen de lutte à partir du simple fait de la conquête du pouvoir.

La valeur de l'état en tant qu'arme du prolétariat dépend de ce que le prolétariat saura en faire.

L'actualité de la révolution s'exprime dans l'actualité pour le prolétariat du problème de l'Etat.

Cela pose en même temps le problème du socialisme lui-même, qui de lointaine perspective, d'un but final devient
une question immédiate d'actualité, pour le prolétariat.

La proximité tangible de la réalisation du socialisme est à son tour un rapport dialectique et ce pourrait être fatal
pour le prolétariat d'interpréter de manière mécaniste et utopique cette proximité du socialisme comme sa réalisation même obtenue par la simple prise du pouvoir (expropriation des capitalistes, nationalisations, socialisations, etc.).

Marx a analysé avec une extrême perspicacité le passage du capitalisme au socialisme et a indiqué les diverses formes de structures bourgeoises qui ne peuvent être éliminées progressivement qu'à travers une évolution de longue haleine.

Lénine trace aussi nettement que possible la ligne de démarcation d'avec l'utopie lorsqu'il dit: "pas un communiste, je crois, n'a d'autre part contesté que l'expression République socialiste des Soviets signifie la détermination de la puissance soviétique à réaliser le passage au socialisme et nullement la reconnaissance comme socialistes des conditions économiques données".

L'actualité de la révolution signifie donc que le socialisme est une question à l'ordre du jour pour le mouvement ouvrier, mais seulement dans le sens où il doit lutter quotidiennement pour la réalisation de ses conditions et où quelques-unes des mesures concrètes du jour représentent déjà des pas concrets vers sa réalisation.

L'opportunisme révèle précisément sur ce point dans sa critique des rapports entre soviets et socialisme, qu'il est
définitivement passé dans le camp de la bourgeoisie, qu'il est devenu l'ennemi de classe du prolétariat.

Car d'une part il considère tous les semblants de concessions qu'une bourgeoisie momentanément effrayée et désorganisée a faites au prolétariat pour les reprendre dès que possible comme des pas effectifs vers le socialisme (que l'on pense aux "commissions de socialisation" de 1918-1919 en Allemagne et en Autriche, commissions depuis longtemps liquidées).


D'autre part il raille la République soviétique parce qu'elle ne réalise pas immédiatement et véritablement le socialisme, parce que sous des formes prolétariennes, sous une direction
prolétarienne, elle ne fait qu'une révolution bourgeoise ("la Russie comme république des paysans", "réintroduction du capitalisme", etc.).

Dans les deux cas il apparaît que pour les opportunistes de tout accabit, le véritable ennemi qui doit être vraiment combattu est précisément la révolution prolétarienne elle-même.

Cela n'est que l'évolution logique consécutive à
leur prise de position vis-à-vis de la guerre impérialiste.

Mais Lénine ne fait que poursuivre également sa critique qu'il avait faite avant et pendant la guerre en traitant
pratiquement les opportunistes dans la République soviétique comme des ennemis de la classe ouvrière.

L'opportunisme fait partie aussi de la bourgeoisie dont
l'appareil moral et matériel doit être détruit, dont la structure doit être désorganisée par la dictature afin que son influence ne s'empare pas des couches sociales que leur
situation objective de classe rend politiquement instables.

L'actualité du socialisme précisément rend cette lutte beaucoup plus âpre qu'à l'époque par
exmple des débats autour de Bemstein.

L'Etat en tant qu'arme du prolétariat en vue du combat pour le socialisme, pour l'oppression de la bourgeoisie est en même temps une arme en vue de l'extirpation du danger opportuniste pour la lutte de classe du prolétariat qui doit être poursuivie avec une égale violence lors de la dictature.