Georg Lukacs
L'Etat
en tant qu'arme
(1924)
L'essence révolutionnaire
d'une époque se manifeste le plus clairement dans le fait
que la lutte des classes et des partis ne présente plus
les caractères d'une lutte à l'intérieur
d'une organisation étatique déterminée,
mais dans le fait qu'elle commence à faire sauter ses
frontières et à s'étendre bien au-delà
d'elles.
Elle apparaît d'une part comme
une lutte pour le pouvoir d'Etat, d'autre part l'Etat lui-même
participe officiellement à cette lutte.
Non seulement la lutte se fait contre
l'Etat, mais l'Etat lui-même se révèle comme
étant une arme de la lutte des classes, un des instruments
essentiels pour le maintien de la domination de classe.
Marx et Engels ont constamment souligné
ce caractère de l'Etat et l'ont analysé dans tous
ces rapports avec l'évolution de l'histoire et la révolution
prolétarienne.
Marx et Engels ont posé en
termes très clairs et sans équivoque les fondements
d'une théorie de l'Etat dans le cadre du matérialisme
historique.
Mais c'est là que l'opportunisme
s'est le plus éloigné de façon consséquente
de Marx et d'Engels.
Car dans tout autre domaine il était
possible de présenter soit la "révision"
de théories économiques particulières comme
si leur principe était en accord avec l'essence de la
méthode marxiste (dans le sens de Bernstein), soit de
donner aux doctrines économiques maintenues dans "l'orthodoxie"
une direction à la fois mécaniste, fataliste, non
dialectique et non révolutionnaire (dans le sens de Kautsky).
Mais le simple fait de soulever
ces problèmes que Marx et Engels considéraient
comme les bases de leur théorie de l'Etat, revient déjà
à reconnaître l'actualité de la révolution
prolétarienne.
L'opportunisme de toutes les tendances
dominantes de la Ilème Internationale se manifeste le
plus clairement dans le fait qu'aucune d'elles ne s'est occupée
sérieusement du problème de l'Etat.
Et ici au point crucial il n'apparaît
aucune différence entre Kautsky et Bernstein.
Tous, sans exception, ont tout simplement
admis l'Etat bourgeois.
Et quand ils l'ont critiqué,
c'était uniquement pour combattre quelques-unes des formes
apparentes de l'Etat nuisibles au prolétariat. L'Etat
a été vu exclusivement en fonction des intérêts
immédiats particuliers, mais son essence n'a jamais été
analysée et appréciée en fonction de l'ensemble
de la classe ouvrière.
Et si l'aile gauche de la Ilème
Internationale fait preuve d'un tel manque de maturité
et de clarté, c'est qu'elle n'a pas été
capable de poser clairement le problème de l'Etat.
Elle a parfois été
jusqu'au problème de la révolution, jusqu'au problème
de la lutte contre l'Etat, mais sans être capable de poser
la question concrètement - même au niveau purement
théorique - et à plus fortes raisons d'en montrer
les conséquences pratiques dans la réalité
historique actuelle.
Là aussi Lénine a
été le seul à avoir atteint de nouveau le
niveau théorique de la conception marxiste, la pureté
de la position révolutionnaire vis-à-vis du
problème de l'Etat.
Et même si son apport ne consistait
qu'en cela, ce serait déjà un résultat théorique
très important.
Mais en rétablissant la théorie
marxiste de l'Etat, Lénine n'a pas restauré philologiquement
la doctrine initiale ni ses principes véritables en les
systématisant de manière
philosophique, mais il l'a poussée comme partout ailleurs
dans le concret, l'a concrétisée dans la réalité
actuelle pratique.
Lénine a vu et présenté
la question de l'Etat comme une question actuelle du prolétariat
en lutte.
Par cela déjà - pour
en rester à la signification de cette seule question -
il s'est engagé sur la voi de sa concrétisation
décisive.
Car s'il a été possible
objectivement aux opportunistes
de voiler la théorie de l'Etat du matérialisme
historique, pourtant claire comme de l'eau de roche, c'est qu'avant
Lénine elle était conçue seulement comme
une théorie générale, une explication hsitorique,
économique, philosophique, etc., de l'essence de l'Etat.
Marx et Engels ont certes interprété
à partir des
phénomènes révolutionnaires concrets de
leur temps, le progrès réel de l'idée prolétarienne
de l'Etat (commune); ils ont certes souligné les erreurs
que les théories
erronées sur l'Etat pour la direction de la lutte de classes
prolétarienne (critique du programme de Gotha).
Cependant mêmeleurs disciples
les plus proches, les
meilleurs leaders de cette époque n'ont pas compris la
relation qui existait entre le problème de l'Etat et leur
activité quotidienne immédiate.
Pour cela il fallait justement autrefois
le génie théorique d'un
Marx et d'un Engels, afin de saisir cette réalité
- actuelle seulement dans une vision universelle des choses -
en rapport avec les petites luttes quotidiennes.
Et il va sans dire que le prolétariat
moins que
quiconque était à même d'associer par un
lien organique ce problème fondamental aux problèmes
immédiats de la lutte quotidienne.
Le problème apparut de plus
en plus comme "but final" dont la solution peut être
réservée à l'avenir.
Lénine seul a fait théoriquement
aussi de cet"avenir" un présent.
Mais ce n'est qu'à partir
du moment où la question de l'Etat est reconnue en tant
que problème actuel, qu'il devient possible au prolétariat
de ne plus considérer l'Etat capitaliste concrètement
comme son monde environnant naturel et immuable, comme le seul
ordre social possible pour son existence présente.
Seule cette prise de position vis-à-vis
de l'Etat bourgeois donne au prolétariat l'absence de
prévention théorique vis-à-vis de l'Etat
et fait de son attitude à l'égard de celui-ci une
simple question de tactique, il est par exemple évident
qu'aussi bien derrière la tactique de la légalité
à tout prix que derrière le romantisme de l'illégalité,
se cache la même absence d'indépendance théorique
vis-à-vis de l'Etat bourgeois.
L'Etat bourgeois n'est pas considéré
comme instrument du combat de classe de la bourgeoisie avec lequel
on doit compter avec un facteur de force réelle, et seulement
en tant que tel, et dont le respect éventuel n'est plus
qu'une question de simple utilité.
Mais l'analyse de Lénine
de l'Etat comme arme de la lutte de classe concrétise
encore bien plus la question.
Il ne fait pas seulement ressortir
les conséquences
pratiques (idéologiques, tactiques, etc.) immédiates
d'une connaissance historique exacte de l'Etat bourgeois, mais
fait apparaître concrètement et en liaison organique
avec les autres instruments de la lutte du prolétariat
une ébauche de l'Etat prolétarien.
La division traditionnelle du mouvement
ouvrier (partis, syndicat, coopérative) se révèle
aujourd'hui insuffisante pour le combat révolutionnaire
du prolétariat.
Il apparaît commeindispensable
que soient crées des organes qui soient à même
de rasembler tout le prolétariat et même au-delà,
la grande masse de tous les exploités de la société
capitaliste (paysans, soldats) pour les mener au combat.
Ces organes, les soviets, sont cependant,
par leur nature et déjà à l'intérieur
de la société bourgeoise, des organes du prolétariat
s'organisant en classe.
Ainsi la révolution est mise
à l'ordre du jour.
Car comme le dit Marx : "L'organisation
des éléments révolutionnaires en tant que
classe suppose l'existence achevée de toutes les forces
productives qui pouvaient encore se développer au sein
de la vieille société".
Cette organisation de l'ensemble
de la classe ouvrière doit - qu'elle le veuille ou non
- mener le combat contre l'appareil d'Etat de la bourgeoisie.
On n'a pas le choix : ou bien les
conseils ouvriers désorganisent l'appareil d'Etat bourgeois,
ou bien celui-ci parvient à corrompre les conseils pour
les réduire à des simulacres et les laisser ainsi
dépérir.
On se trouve en face de cette alternative
: ou bien la bourgeoisie réussit à écraser
dans une action contre-révolutionnaire les mouvements
de masse et à rétablir les conditions "normales",
"l'ordre", ou bien il se crée, à partir
des conseils, à partir des organisations de lutte du prolétariat,
son organisation de domination, son appareil d'Etat qui est précisément
une organisation de la lutte de classe.
Les conseils ouvriers révèlent
dès leur première apparition dans leurs formes
les moins élaborées, dés 1905, cette caractéristique
: ils sont un contre-gouvernement.
Tandis que d'autres organes de la
lutte des classes s'adaptent tactiquement, à une époque
également où la domination de la bourgeoisie est
incontestable (en d'autres termes peuvent faire un travail révolutionnaire
dans ces conditions), il appartient en revanche à la nature
du conseil ouvrier de se trouver avec l'Etat bourgeois dans un
rapport de double pouvoir, en rivalité avec ce dernier.
Lorsque Martov reconnaît par
conséquent les conseils comme organes de combat tout en
niant leur mission qui est de devenir appareil d'Etat, il retire
de la théorie précisément la révolution,
la prise de pouvoir effective par le prolétariat.
En revanche lorsque quelques théoriciens
ultra-gauchistes font des conseils ouvriers une organisation
de classe permanente et veulent les mettre à la place
du parti et du syndicat, ils montrent qu'ils n'ont pas saisi
la différence entre situation révolutionnaire et
non révolutionnaire, ni le rôle original des conseils
ouvriers, ils ne savent pas que la simple reconnaissance de la
possiblité concrète des conseils ouvriers dépasse
les cadres de la société bourgeoise, est une perspective
de la révolution prolétarienne (que par conséquent
le conseil ouvrier doit être popularisé de façon
ininterrompue dans le prolétariat et le prolétariat
préparé sans relâche à cette tâche),
et que leur simple présence signifie déjà
- si cela ne veut pas être une simple comédie -
la lutte réelle pour le pouvoir d'Etat, à savoir
la guerre civile.
Le conseil ouvrier en tant qu'appareil
d'Etat signifie l'Etat comme arme de la lutte de classe prolétarienne.
La conception non dialectique et
par là a-historique et non révolutionnaire de l'opportunisme
a tiré du fait que le prolétariat lutte contre
la domination de classe de la bourgeoisie, de fait qu'il s'efforce
de conduire à une société sans classe, la
conclusion que le prolétariat doit être, en tant
qu'adversaire de la domination de classe de la bourgeoisie, l'adversaire
de toute autre domination de classe; elle en déduit par
conséquent que ses propres formes de domination ne doivent
être en aucun cas des organes de domination de classe,
des organes d'oppression.
Cette opinion fondamentale considérée
abstraitement est une utopie car une telle domination du prolétariat
ne peut jamais vraiment se produire.
Mais dès qu'on en saisit
la portée concrète et appliquée à
la situation présente, elle apparaît comme une capitulation
idéologique devant la bourgeoisie.
La forme de domination la alus élaborée
de la bourgeoisie, la démocratie, apparaît pour
une telle :onception au moins comme une pré-orme d'une
démocratie prolétarienne, mais très souvent
aussi comme cette démocratie elle-même dans laquelle
il faudrait veiller simplement à gagner la majorité
de la population pour une agitation pacifique aux "idéaux"
de la social-démocratie.
Pour elle, le passage de la démocratie
bourgeoise à la démocratie bourgeoise à
la démocratie prolétarienne n'est donc pas obligatoirement
révolutionnaire, n n'y a de révolutionnaire que
le passage des formes d'Etats arriérés à
la démocratie; le cas échéant une défense
révolutionnaire de la démocratie contre la réaction
sociale peut être nécessaire.
(On voit en quoi cette séparation mécaniste de
la révolution prolétarienne et bourgeoise est fausse,
et contre-révolutionnaire dans le fait que la social-démocratie
n'a jamais opposé une résistance sérieuse
à une réactiopn fasciste pour défendre la
démocratie avec des moyens révolutionnaires. )
Par suite d'une telle conception,
non seulement la révolution est écartée
du développement historique et représentée
par toute une série de transitions plus ou moins maladroites
ou finement construites, comme une "transcroissance dans
le socialisme", mais le caractère de classe bourgeois
de la démocratie doit être voilé aussi pour
le prolétariat. Mais le moment de la duperie vient du
concept non dialectique de majorité.
En effet, comme la domination de
la classe ouvrière, par sa nature, représente les
intérêts de la grande majorité de la population,
de nombreux ouvriers ont l'impression illusoire qu'une démocratie
formelle et purte, dans laquelle la voix de chaque citoyen acquiert
la même valeur, serait l'instrument le plus approprié
pour exprimer et défendre les intérêts de
tous.
Mais on néglige en cela le
simple -simple! - détail suivant : à savoir que
les hommes ne sont justement pas des individus abstraits, des
citoyens abstraits, des atomes isolés dans un ensemble
étatique, mais, au contraire et sans exception, des hommes
concrets qui occupent une place déterminée dans
la production sociale et dont l'être social (et par médiation
leur pensée) est déterminé à partir
de cette position.
La démocratie pure de la
société bourgeoise exclut cette médiation
en reliant directement le simple individu abstrait au tout que
représente l'Etat et qui à cet égard apparaît
tout aussi abstrait, déjà, par le caractère
formel de la démocratie pure, la société
bourgeoise est politiquement pulvérisée et les
ouvriers atomisés donc neutralisés.
Ce qui n'est pas un simple avantage
pour la bourgeoisie, mais précisément la condition
décisive de sa domination de classe.
Car toute domination de classe a
beau en fin de compte s'appuyer sur la force, il n'y a cependant
pas de domination de classe qui puisse à la longue tenir
par la simple violence. Talleyrand disait déjà
qu'"on peut faire n'importe quoi avec des baïonnettes,
mais on ne peut pas s'asseoir dessus".
Toute domination par une minorité
est socialement organisée d'une manière qui concentre
la classe dominante, la rend apte à une action unifiée
et qui par là même désorganise et émiette
les classes opprimées.
Dans le cas de la domination minoritaire
de la bourgeoisie moderne on doit toujours avoir à l'esprit
le fait que la grande majorité de la population n'appartient
à aucune des classes décisives dans la lutte de
classe, ni au prolétariat, ni à la bourgeoisie
et que par conséquent la démocratie pure a pour
tâche sociale, conforme à ses intérêts
de classe, d'assurer à la bourgeoisie la direction de
ces couches intermédiaires (il en va ainsi bien sûr
de la désorganisation idéologique du prolétariat.
Plus la démocratie est ancienne
dans un pays, plus elle s'est développée de façon
pure, plus cette désorganisation idéologique est
importante, ainsi qu'on peut le constater en Angleterre et en
Amérique.)
Certes une telle démocratie
politique ne suffirait pas seulement à cet effet.
Mais elle constitue aussi le point
culminant d'un système social dont les autres éléments
sont : la séparation idéologique entre l'économie
et la politique, la création d'un appareil d'Etat bureaucratique
qui intéresse matérialement et moralement une grande
partie de la petite bourgeoisie à la perpétuation
de l'Etat, le système des partis bourgeois, la presse,
l'école, la religion, etc.
Dans une division des tâches
plus ou moins consciente, ils ont tous pour but d'empêcher
dans les classes opprimées de la population la naissance
d'une idéologie autonome qui exprimerait leurs intérêts
propres; ils ont pour but de relier à l'Etat abstrait
trônant au-dessus des classes les membres de ces classes
pris isolément, considérés comme des individus,
des simples citoyens, etc., enfin ils ont pour but de désorganiser
ces classes en tant que classes, de les réduire à
des pions faciles à manier pour la bourgeoisie.
La compréhension du rôle
des conseils (les conseils des ouvriers, des paysans et des soldats)
en tant que puissance étatique du prolétariat signifie
la tentative par le prolétariat en tant que classe dirigeante
de la révolution, de lutter à contre-courant de
ce processus de désorganisation.
Il doit tout d'abord lui-même
se constituer en classe.
Mais il va parallèlement
à cela organiser en vue de l'action les éléments
actifs des couches intermédiaires qui se révoltent
instinctivement contre la domination de la bourgeoisie. Mais
en même temps il faut que soit brisée l'influence
matérielle et idéologique de la bourgeoisie sur
les autres parties de ces classes.
Des opportunistes plus lucides,
comme par exemple Otto Bauer, ont bien vu que le sens social
de la dictature du prolétariat, de la dictature des conseils
revient essentiellement à ceci : arracher radicalement
à la bourgeoisie la possiblité d'une direction
idéologique de ces classes, en particulier des paysans,
et réserver cette direction au prolétariat pendant
la période de transition.
Ecraser la bourgeoisie, détruire
son appareil d'Etat, anéantir sa presse, etc., telles
sont les nécessités vitales de la révolution
prolétarienne, parce que la bourgeoisie après ses
premières défaites dans la lutte pour le pouvoir
d'Etat ne renonce en aucune façon à reprendre son
rôle de direction aussi bien économique que politique,
et qu'elle reste encore longtemps une classe très puissante,
même dans un combat de classe poursuivi dans de toutes
autres conditions.
Le prolétariat continue donc
à l'aide du système soviétique en tant qu'Etat
la même lutte qu'il avait menée auparavant contre
le pouvoir d'Etat capitaliste, n doit anéantir
économiquement la bourgeoisie, l'isoler politiquement,
la désagréger, la soumettre idéologiquement.
Mais en même temps il doit
devenir pour toutes les autres couches sociales qu'il a soustraites
à la sphère d'influence de la bourgeoisie, un guide
en vue de la liberté.
Autrement dit il ne suffit pas que
le prolétariat lutte objectivement pour les intérêts
des autres couches exploitées.
Sa forme étatique doit aussi
servir à dépasser par l'éducation l'apathie
et rémiettement de ces couches, à les éduquer
en vue de l'action, en vue de la participation autonome à
la vie de l'Etat.
C'est une des tâches les plus
nobles du système soviétique que de relier entre
eux les moments de la vie sociale que le
capitalisme déchire.
Là où ce déchirement
est présent seulement dans la conscience des classes opprimées,
le lien entre ces moments doit être doit leur être
rendu conscient.
Le système soviétique
par exemple réalise une unité indissoluble entre
l'économie et la politique.
Il relie
ainsi l'existence actuelle des hommes, leurs intérêts
quotidiens immédiats, etc., aux questions essentielles
de l'ensemble.
Dans la réalité objective
il rétablit aussi l'unité là où les
intérêts de classe de la bourgeoisie ont réalisé
la "division du travail"; ainsi avant tout l'unité
entre "l'appareil de
domination" (armée, police, administration, justice,
etc.) et le "peuple".
Les paysans et les ouvriers armés
sont, en tant que puissance étatique, à la fois
produits de la lutte des soviets et condition de leur existence.
Le système soviétique
cherche partout à relier l'activité des hommes
aux questions générales de l'Etat de l'économie,
de la culture, etc., tout en luttant pour que l'administration
de toutes ces questions ne devienne pas le privilège d'une
couche fermée, isolée de l'ensemble de la vie de
la société, bref bureaucratique.
Tout en rendant conscient ainsi
pour la société le rapport réel de tous
les moments de la vie sociale (et à un stade ultérieur
en réunissant les éléments qui sont aujourd'hui
objectivement séparés, par exemple la ville et
la campagne, le travail intellectuel et manuel etc.), le système
soviétique est, en tant qu'Etat prolétarien, un
facteur décisif dans l'organisation du prolétariat
en classe.
Ce qui apparaissait seulement comme
une virtualité dans le prolétariat au sein de la
société capitaliste, parvient ainsi à l'existence
réelle; la véritable énergie productive
du prolétariat ne peut s'éveiller qu'après
la prise du pouvoir d'Etat.
Mais ce qui vaut pour le prolétariat
vaut aussi pour les autres couches opprimées de la société
bourgeoise.
Elles aussi ne peuvent se développer
et vivre que dans cet ensemble, la seule différence étant
qu'elles sont dirigées également dans cet ordre
étatique, certes le fait d'être dirigées
pour elles dans le capitalisme consistait à ne pas pouvoir
prendre conscience de leur propre dissolution économique
et sociale, de leur exploitation et de leur oppression.
En revanche, elles peuvent maintenant
- sous direction prolétarienne - vivre non seulement en
fonction de leurs intérêts propres, mais aussi atteindre
au déploiement de leur énergie, qui était
restée jusqu'alors cachée et atrophiée.
Elles sont dirigées seulement
dans la mesure où le cadre et l'orientation de ce développement
sont déterminés par le prolétariat en tant
que classe dirigeante de la révolution.
Pour les couches intermédiaires
non prolétariennes le fait d'être dirigé
a donc un sens très différent d'un point de vue
matériel dans l'Etat prolétarien ou dans le
cadre de la société bourgeoise.
Mais il y a de plus une différence
formelle et essentielle dans le fait que l'Etat prolétarien
est dans l'histoire le premier Etat de classe qui avoue ouvertement
et sans hypocrisie qu'il est un Etat de classe,
un appareil d'oppression, un instrument de la lutte des classes.
Seule cette franchise absolue, cette
absence de dissimulation rendent possible une
véritable entente entre le prolétariat et les autres
couches de la société, mais c'est bien plus encore
un moyen très important d'auto-éducation pour le
prolétariat.
Car autant il fut extrêmement
important de lui faire prendre conscience qu'il en était
à la phase décisive des luttes révolutionnaires,
que la lutte pour le pouvoir, pour la
direction de la société avait déjà
éclaté, autant il serait dangereux de laisser cette
vérité se scléroser, faute d'examen dialectique.
Ce serait donc très dangereux
si le prolétariat, en se libérant de l'idéologie
du pacifisme dans la lutte des classes, en
comprenant la signification historique et la nécessité
de la violence, s'imaginait alors que tous les problèmes
de la domination du prolétariat doivent être réglés
en toute
circonstance par la violence.
Mais ce serait encore plus dangereux
s'il venait à l'idée du prolétariat que
la lutte des classes finit avec la conquête du pouvoir
d'Etat, ou du moins est parvenue à un arrêt.
Le prolétariat doit comprendre
que la conquête du pouvoir d'Etat n'est qu'une phase de
cette lutte.
La lutte après la prise du
pouvoir d'Etat devient encore plus ardente, et on ne peut absolument
pas prétendre que les rapports de force se soient déplacés
aussitôt et
décisivement en faveur du prolétariat.
Lénine répète
infatigablement que la bourgeoisie reste encore la classe la
plus puissante même au début de la République
soviétique, même après son expropriation
économique, et pendant son oppression politique.
Mais les rapports de force se sont
déplacés dans la mesure où le prolétariat
s'est conquis une nouvelle arme puissante pour sa lutte de classe:
l'Etat.
La valeur de cette arme, son aptitude
à désagréger, à isoler, à
anéantir la bourgeoisie, à gagner à lui
et à éduquer les autres couches de la société
pour les associer à l'Etat des ouvriers et des paysans,
à organiser le prolétariat lui-même pour
en faire véritablement la classe dirigeante, tout cela
n'est certes pas acquis automatiquement par la simple conquête
du pouvoir d'Etat, et l'Etat ne se développe pas non plus
forcément comme moyen de lutte à partir du simple
fait de la conquête du pouvoir.
La valeur de l'état en tant
qu'arme du prolétariat dépend de ce que le prolétariat
saura en faire.
L'actualité de la révolution
s'exprime dans l'actualité pour le prolétariat
du problème de l'Etat.
Cela pose en même temps le
problème du socialisme lui-même, qui de lointaine
perspective, d'un but final devient
une question immédiate d'actualité, pour le prolétariat.
La proximité tangible de
la réalisation du socialisme est à son tour un
rapport dialectique et ce pourrait être fatal
pour le prolétariat d'interpréter de manière
mécaniste et utopique cette proximité du socialisme
comme sa réalisation même obtenue par la simple
prise du pouvoir (expropriation des capitalistes, nationalisations,
socialisations, etc.).
Marx a analysé avec une extrême
perspicacité le passage du capitalisme au socialisme et
a indiqué les diverses formes de structures bourgeoises
qui ne peuvent être éliminées progressivement
qu'à travers une évolution de longue haleine.
Lénine trace aussi nettement
que possible la ligne de démarcation d'avec l'utopie lorsqu'il
dit: "pas un communiste, je crois, n'a d'autre part contesté
que l'expression République socialiste des Soviets signifie
la détermination de la puissance soviétique à
réaliser le passage au socialisme et nullement la reconnaissance
comme socialistes des conditions économiques données".
L'actualité de la révolution
signifie donc que le socialisme est une question à l'ordre
du jour pour le mouvement ouvrier, mais seulement dans le sens
où il doit lutter quotidiennement pour la réalisation
de ses conditions et où quelques-unes des mesures concrètes
du jour représentent déjà des pas concrets
vers sa réalisation.
L'opportunisme révèle
précisément sur ce point dans sa critique des rapports
entre soviets et socialisme, qu'il est
définitivement passé dans le camp de la bourgeoisie,
qu'il est devenu l'ennemi de classe du prolétariat.
Car d'une part il considère
tous les semblants de concessions qu'une bourgeoisie momentanément
effrayée et désorganisée a faites au prolétariat
pour les reprendre dès que possible comme des pas effectifs
vers le socialisme (que l'on pense aux "commissions de socialisation"
de 1918-1919 en Allemagne et en Autriche, commissions depuis
longtemps liquidées).
D'autre part il raille la République soviétique
parce qu'elle ne réalise pas immédiatement et véritablement
le socialisme, parce que sous des formes prolétariennes,
sous une direction
prolétarienne, elle ne fait qu'une révolution bourgeoise
("la Russie comme république des paysans", "réintroduction
du capitalisme", etc.).
Dans les deux cas il apparaît
que pour les opportunistes de tout accabit, le véritable
ennemi qui doit être vraiment combattu est précisément
la révolution prolétarienne elle-même.
Cela n'est que l'évolution
logique consécutive à
leur prise de position vis-à-vis de la guerre impérialiste.
Mais Lénine ne fait que poursuivre également sa
critique qu'il avait faite avant et pendant la guerre en traitant
pratiquement les opportunistes dans la République soviétique
comme des ennemis de la classe ouvrière.
L'opportunisme fait partie aussi
de la bourgeoisie dont
l'appareil moral et matériel doit être détruit,
dont la structure doit être désorganisée
par la dictature afin que son influence ne s'empare pas des couches
sociales que leur
situation objective de classe rend politiquement instables.
L'actualité du socialisme
précisément rend cette lutte beaucoup plus âpre
qu'à l'époque par
exmple des débats autour de Bemstein.
L'Etat en tant qu'arme du prolétariat
en vue du combat pour le socialisme, pour l'oppression de la
bourgeoisie est en même temps une arme en vue de l'extirpation
du danger opportuniste pour la lutte de classe du prolétariat
qui doit être poursuivie avec une égale violence
lors de la dictature.
|