Abraham Serfaty

La francophonie contre le développement



Il est d'usage de soutenir que l'utilisation de la langue française est une nécessité par rapport à la langue arabe lorsqu'on se place dans l'optique du développement, et plus particulièrement, du progrès scientifique et technique.

C'est ce point de vue que nous allons discuter.

Tout d'abord, il nous faut partir d'une définition du développement.

Lors de notre participation au séminaire sur le Développement organisé il y a deux ans par l'Institut de Sociologie, nous avions critiqué la démarche consistant à considérer le développement comme une importation de techniques, considérant le développement comme une technique, et montré que, précisément dans l'objectif du progrès scientifique et technique, le développement s'identifie à l'émergence des potentiels créateurs de l'ensembie de la société.

Je rappelle la formulation à laquelle nous avions abouti : « Le Développement est l'émergence et l'épanouissement, à travers l'effort de maîtrise consciente et toujours plus poussée du réel, effort constituant le champ de forces de la création collective, des énergies créatrices de l'ensemble des êtres humains de la société» (1)

Tel est donc le point de départ de notre réflexion. Dans ce cadre, comment se pose le problème du langage, et concrètement, de l'orientation préconisant le support du français pour l'enseignement des sciences et la formation de l'esprit scientifique ?

I. Langage et pensée

La première question qui se pose est celle des rapports entre le langage et la pensée.

1) Le langage est-il la forme de communication de la pensée ?

C'est évidemment le sentiment général.

Mais d'où vient ce sentiment général ?

N'est-il pas lui-même le reflet idéologique de toute une structure sociale, l'expression de toute une conception de la culture et des hommes?

En effet, quelle conception culturelle et sociale recouvre cette expression « communication de la pensée »?

La conception, remontant aux premières sociétés d'exploitation de l'homme par l'homme, que la pensée est réservée à une élite, à la classe dominante.

Certes la classe dominante, propriétaire des moyens de production, des terres, maîtresse de l'appareil d'Etat, utilise plutôt ces moyens à ses propres jouissances, et de moins en moins à la pensée.

Aussi développe-t-elle le corps des mandarins.

Scribes de l'époque pharaonique, philosophes de la Grèce esclavagiste, mandarins des Empires chinois, prêtres du temple que dénonçaient Jérémie et Jésus et Oulamas que dénonçaient Al-Ghazali et le Fqih Moulay Larbi Alaoui et aujourd'hui ces nouveaux et innombrabies mandarins qui vont de ces processeurs d'Université tremblant devant le pouvoir au Colloque d'Ifrane aux technocrates imbus d'efficacité et des « cher ami » du Grand Patronat international.

Ce Professeur, ainsi doué de Pensée, la répand du haut de sa chaire par la parole, par le langage.

Cette vérité ainsi reçue, emmagasinée, triée, servira de règle définitive à l'action.

Le cadre supérieur ainsi formé, ingénieur, chef de service, n'a plus comme fonction dans sa vie que transformer des directions générales en ordres particuliers, et, en sens inverse, rendre compte. Le langage, oral ou écrit, ne devient plus communication de la Pensée, mais comme on dit maintenant, communication de l'Information.

L'aboutissement de cette conception millénaire est la cybernétique, dont la racine grecque signifie gouverner.

Comme l'écrit N. Wiener, fondateur de cette pseudo-science, « Quand je donne un ordre à une machine, la situation ne diffère pas fondamentalement de celle qui se présente quand je donne un ordre à une personne » (2).

On conçoit ici le mérite de la clarté, des phrases brèves, du sujet agissant sur l'objet par l'intermédiaire ou verbe.

La clarté cartésienne est celle de l'ordre.

Ainsi Wiener nous apprend que si les Indiens d'Amérique ont été dépossédés de leurs terres par les colons anglo-saxons, c'était, outre l'effet de la contrainte, par suite « d'une injustice sémantique peut-être encore plus grave » (!).

Et de nous expliquer que « Peuple de chasseurs, les Indiens n'avaient aucune conception de propriété individuelle de la terre.

S'ils comprenaient bien la notion de droits de chasse sur des territoires déterminés, pour eux la notion de possession en toute propriété n'existait point. Dans leurs traités avec les colons, ce qu'ils entendaient céder, c'étaient des droits de chasse, généralement des droits de chasse dans certaines régions. Par contre, les Blancs étaient persuadés, si l'on donne à leur conduite l'interprétation la plus favorable, que les Indiens leur cédaient des droits de possession en toute propriété ».

On voit les avantages d'une langue claire et de la notion de possession.

Aujourd'hui heureusement, de telles « injustices sémantiques » peuvent être définitivement écartées.

Pour éviter les failles qui subsisteraient à la clarté cartésienne se développe le langage-machine.

Cobol, Fortran, Algol nous permettront, permettent à la civilisation occidentale de disposer d'ordinateurs à la télé, de machines (ou d'hommes-machines) à l'autre extrémité ; ainsi peut-on des week-ends en Floride faire part au monde du résultat des calculs de l'ordinateur qui ont décidé l'intervention au Cambodge ou la livraison de Phantom aux sionistes.

Ajoutons que cette démarche n'est pas seulement colonialiste.

Elle est, ce qui se rejoint, une attitude de classe, elle exprime le mépris des hommes ancré dans la pensée bourgeoise, et en même temps, la pauvreté d'esprit de cette pensée. Un ancien ministre français de l'Education nationale, A. Peyrefitte, exprimait, avec un cynisme d'un autre temps, cette pensée, dans un débat qui l'opposait le 2 juin 1967 à deux députés du PCF : s'appuyant sur une aussi haute autorité scientifique que... Paul Bourget (!), M. Peyrefitte déclarait : « Acceptez de voir la réalité en face et considérez que l'évolution d'une société n'est pas pratiquement plus compressible que le temps des saisons et le temps des générations ... ce qui compte le plus dans le progrès intellectuel, ce qui commande l'agilité de la pensée : la facilité de s'exprimer, cette facilité d'élocution sur laquelle beaucoup d'entre nous ont insisté et qui fait qu'un fils d'ouvrier, formé depuis l'âge le plus tendre par son père, a plus de difficultés pour s'exprimer qu'un fils d'avocat.

Vous n'y pouvez rien, c'est comme cela ». [Cité en (3)] Comment penser que ces gens-là et leurs émules locaux aient quelque confiance dans les possibilités intellectuelles du fils du chômeur ou du paysan arabe !

II faut souligner que la logique de cette démarche ne conduit même plus à la francophonie, mais à quelque chose comme la Fortranophonie.

Et encore suffirait-il d'y initier quelques-uns, ceux justement de l'élite locale jugés dignes d'accéder à ces mystères.

Quant aux autres, leur place est toute tracée : danseurs et joueurs de folklore pour les touristes de la civilisation des loisirs et du napalm.

Est-il besoin d'ajouter que cette démarche est sans issue. Les progrès de la science rendent au contraire impératifs l'accès de tous au pouvoir créateur, le changement des bases sociales et culturelles qui en interdisent l'accès et, dans ce cadre, le développement du langage comme dialogue créateur.

2) G. Meunier, dans une belle étude sur Langage et Communication (4), montre qu'il y a quelque imprudence à écrire comme Lévi-Strauss que « les règles du mariage et de la parenté servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et services, et les règles linguistiques la communication des messages ». Mounier précise que le linguiste qui parle de communication linguistique « vise toujours une opération qui comporte d'une part la caractéristique de l'intercompréhension vérifiable par la praxis toutes les fois que c'est absolument nécessaire ; et d'autre part l'alternance qui fait que le locuteur peut devenir auditeur, et l'auditeur locuteur ».

Il s'agit déjà d'autre chose que du rapport classique Maître-Elève, Sujet-Objet.

Nous pensons que l'on peut et l'on doit aller plus loin.

L'essence de l'homme étant sa capacité créatrice, l'essence du Développement étant l'épanouissement des capacités créatrices de tous les hommes, le langage devient le support de cette création collective, de cette recherche collective.

Mais s'il y a recherche et création collectives, la forme même du langage, sinon sa structure, se modifie.

Il ne s'agit plus d'exprimer des propositions claires, mais une pensée en gestation, avec ce qu'elle contient encore d'obscurités.

Ou plutôt, disons que les concepts mêmes de clarté et d'obscurité sont à remettre en cause. Une des lois fondamentales de la nature étant l'unité des contraires, dans le mouvement même de la nature, dans le combat, physique et intellectuel, de l'homme pour maîtriser la nature, le mouvement est incessant entre le clair et l'obscur, entre le positif et le négatif. Précisons : ce mouvement est vain s'il est scolastique, s'il est celui des jeux intellectuels détachés du réel, détachés de l'action transformatrice de la nature.

Par contre, intégré à cette action, le mouvement incessant de l'intelligence humaine, de l'intelligence collective des hommes, tend à faire émerger de l'obscurité environnante des concepts non pas clairs mais éclairants, des guides pour l'action transformatrice, des hypothèses mobilisatrices des hommes et des réflexions pour la transformation de la nature et de la société. Ces guides, ces concepts, liés à cette notion, révèlent, dans la mesure même où ils deviennent réalité, de nouvelles obscurités sous-jacentes. Le mouvement, incessant, de la pensée et de l'action, se poursuit.

Ainsi une phrase claire, qui se suffira à elle-même comme phrase claire, peut être la consécration, dans tous les sens du terme, d'un état de fait, la communication d'un fait, mais en tant qu'expression de la pensée, n'exprime plus qu'une pensée scolastique, ou, ce qui revient au même, une pensée stéréotypée, achevée, automatisée et automatisable.

J. Leray parlant de l'invention en mathématiques (5), écrit : « Quand la perfection semble atteinte, c'est que l'imagination et l'érudition sont épuisées ».

Un autre chercheur, biologiste et philosophe à la fois, M. Cury, rend ce passage de la réflexion profonde à l'expression formelle, en parlant du « contraste entre le travail en laboratoire et l'expression ultérieure de ce travail.

Tout se passe comme si, pendant six mois le savant mettait pour ainsi dire le monde à l'envers, bouleversait les significations les considérait dans leur ambiguïté, bousculait toutes les habitudes.

Et voici maintenant qu'il parle et le langage l'oblige à feindre de tout remettre à l'endroit» (6).

Une pensée riche, tendue vers l'action transformatrice, exprimée partiellement par les mots, suscite la réflexion, l'interrogation, joue, littéralement un rôle de détonateur intellectuel pour l'auditeur qui est effectivement interlocuteur, dont la pensée est également tendue vers cette même action..

Prenons un exemple concret.

Lorsque Lénine lançait, le 4 avril 1917, le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », les intellectuels petits-bourgeois qui s'affichaient comme révolutionnaires, qu'ils soient menchéviks ou bolchéviks, mais qui n'avaient pas dépassé le cadre de la pensée positiviste, firent des gorges chaudes, crièrent à l'absurde.

Mais pour les ouvriers, les paysans et les soldats de Russie qui vivaient la réalité sous-jacente, celle que faisait éclater Lénine, ce mot d'ordre, qui n'était certes pas une phrase cartésienne, et qui exprimait tout le potentiel de cette réalité sous-jacente, devenait une pensée mobilisatrice, une idée qui, comme chacun sait, a ébranlé et n'a pas cessé, depuis, d'ébranler le monde.

Dans l'histoire des Sciences, pour ne prendre qu'un exemple parmi des centaines, on sait que la théorie de la relativité s'est heurtée au scepticisme d'une large partie de la communauté scientifique d'alors.

L'un des mathématiciens qui aurait pu lui-même être le plus proche de cette découverte, Henri Poincaré, n'a pu la comprendre du fait de sa formation cartésienne.

Ce qui précède explique également le rôle, irremplaçable, de l'expression artistique et poétique lorsqu'elle procède de cette même tension.

M. Cury écrit : « autant une fausse science s'oppose à une fausse poésie, autant une véritable science est extraordinairement proche d'une véritable recherche poétique» (6a).

Ceci explique aussi que, quelle que soit la richesse d'une langue, elle est toujours inférieure aux potentialités de la pensée.

Mais ceci explique par là-même que les critères qui ont pu amener un Louis Massignon à écrire « ces langues indo-européennes ne sont faites que pour exprimer l'action du monde extérieur ; la langue française c'est le jardin de l'intelligence où nous promènent les auteurs classiques », en opposant ces langues aux langues sémitiques qui « sont faites pour une contemplation intérieure, de même que le jardin sémitique est un désert enfermé entre quatre murs, au milieu duquel on fait jaillir une source » (7), ceci explique que ces critères ne reposent que sur toutes les fausses conceptions insufflées aux intellectuels, même les plus honnêtes, mais qui restent des intellectuels bourgeois, par la Culture Occidentale impérialiste.

3) L'explication scientifique du phénomène du langage rejoint les textes sacrés.

Ibn Khaldoun écrivait : « Dieu a distingué l'homme de tous les autres animaux en lui accordant la réflexion, faculté qui marque le commencement de la perfectibilité humaine et l'achèvement de la supériorité de l'homme sur les autres êtres ainsi que sa noblesse ».

Le grand mathématicien Dedekind exprimait ainsi cette même pensée profonde : «Nous sommes de race divine et possédons le pouvoir de créer ».

Ce pouvoir de créer est le fruit d'un processus d'un million d'années pendant lequel « l'homme développait son habileté dans la fabrication des outils et très probablement son sens social, son intelligence et sa sensibilité » (8). L'homo sapiens, l'homme actuel, émergea de ce processus il y a 40 à 50.000 années. J. Hawkes (8a) distingue la période « entre 40.000 et 8.000 avant J.C. comme la grande période de formalion des races humaines.

C'est alors que l'homo sapiens (après une notable concentration de population et peut-être d'organisation sociale qui put avoir lieu en Afrique septentrionale et centrale ou en Asie Mineure, et qui fut certainement renouvelée constamment dans des centres secondaires) se répandit dans tout l'ancien monde et passa ensuite en Amérique ». J. Hawkes ajoute « Le soleil et le gel, la forêt et la plaine, l'humidité et la sécheresse, l'altitude et la latitude, les ressources en eau et en nourriture, un héritage variable venant d'un passé plus reculé et les mouvements fortuits des peuples, tout ceci contribuera pendant ces millénaires à donner à notre espèce les différences de taille et de proportion, la structure faciale et la couleur de peau, de teinte et de texture de cheveux qui font la richesse et la variété de l'espèce humaine », et J. Hawkes précise : « tout en restant une espèce unique ».

Le linguiste F. François aboutit à une réflexion similaire sur le langage (9) : « Quels que soient leurs techniques, leurs institutions et leurs modes de vie, tous les groupes humains ont à leur disposition au moins un système de signes qui se rapproche suffisamment de ceux utilisés dans les autres groupes pour qu'on puisse tous les appeler du nom commun de langues. Les langues se distinguent toutes, par ailleurs, des langages animaux, ainsi que des langues artificielles inventées par l'homme.

Ce qui est remarquable, c'est à la fois l'universalité du phénomène et la diversité des formes qu'il prend.

Son universalité, parce qu'il n'est pas évident que tout groupe reconnu par ailleurs comme humain doive se servir d'une langue.

Sa diversité, parce qu'on ne comprend pas a priori pourquoi ces langues doivent être aussi différentes qu'elles le sont ».

Si l'on ne comprend pas a priori cette diversité des langues l'explication de J. Hawkes s'applique également au langage.

Il résulte de cette compréhension de l'origine de l'homme, de la compréhension de ce qui fait à la fois son unicité fondamentale et sa diversité apparente, d'une part, mais aussi de la compréhension des rapports entre langage et pensée qu'il n'y a pas de langue supérieure à une autre.

François reconnaît : « Il n'y a rien qui ne puisse être dit en quelque langue que ce soit ». Il est vrai que sa formation cartésienne l'amène à ajouter : « Cela en précisant que « dit » ne signifie pas « rendu parfaitement explicite ».

Nous renvoyons pour le commentaire de cette précision au début de cette étude.

4) Mais cela ne signifie pas que les langues sont interchangeables.

Précisément parce que l'épanouissement de l'intelligence humaine est le fruit d'un processus de plusieurs dizaines de milliers d'années.

Il n'est pas possible de dissocier le développement de l'intelligence chez l'enfant de tout son milieu, de tout ce passé.

Là nous devons une fois de plus renvoyer aux travaux fondamentaux de J. Piaget et de son école sur la psychologie de l'intelligence (10).

Les structures de l'intelligence que Piaget a pu définir sont acquises à 12 ans comme le fruit d'un processus qui se développe depuis la naissance, sans compter le processus biologique antérieur.

Ce processus est psychogénétique, c'est-à-dire qu'il se traduit au niveau du développement psychique par un mouvement dialectique permanent entre le sujet et l'objet, entre les structures psychiques et l'environnement, mouvement qui fait progresser ces structures psychiques, de transformation en transformation, de genèse en genèse, vers les structures de l'intelligence conceptuelle.

Piaget résume ainsi le processus d'où surgit la structure de l'intelligence conceptuelle : « Cette structure, qui apparaît vers douze ans, est donc préparée par des structures plus élémentaires, qui ne présentent pas le même caractère de structure totale, mais des caractères partiels qui se synthétiseront ensuite en une structure finale.

Ces groupements de classes ou de relations dont on peut analyser l'utilisation par l'enfant entre sept et douze ans, sont eux-mêmes préparés par des structures encore plus élémentaires, non encore logiques, mais prélogiques, sous forme d'intuitions articulées, de régulations représentatives, qui n'offrent qu'une semi-réversibilité. La genèse de ces structures renvoie au niveau sensori-moteur qui est antérieur au langage, et où l'on trouve déjà toute une structuration, sous la forme de construction de l'espace, de groupes de déplacement, d'objets permanents. etc.. (structuration qu'on peut considérer comme le point de départ de toute la logique ultérieure).

Autrement dit, chaque fois que l'on a affaire à une structure en psychologie de l'intelligence, on peut toujours en retracer la genèse à partir d'autres structures plus élémentaires, qui ne constituent pas elles-mêmes des commencements absolus, mais dérivent, par une genèse antérieure, des structures encore plus élémentaires, et ainsi de suite, à l'infini.

Je dis à l'infini, mais le psychologue s'arrêtera à la naissance » (6b).

Ici, à propos des racines biologiques prénatales, nous devons nous élever contre toute interprétation raciale ou du type « hérédité des caractères acquis » chez l'homme qui rejoint l'interprétation raciale. M. Salvat, dans son beau livre (3a), rappelle les preuves irréfutables de l'impossibilité d'établir un lien biologique entre l'intelligence des parents et celle des enfants. Et pourtant, l'intelligence a bien un enracinement biologique. Une étude récente du philosophe vietnamien Tran-Duc-Thao (11) nous met sur la voie d'une explication cohérente.

Cette étude nous révèle que le cheminement de l'enfant vers le langage reproduit en raccourci l'évolution du préhominien vers l'homo sapiens, exactement comme l'évolution du foetus rappelle celle de l'évolution des espèces !

Ainsi le « caractère acquis » provient d'un processus de un million d'années ! Le million d'années qui a donné l'homo sapiens est inscrit dans la mémoire biologique de l'enfant à sa naissance.

Mais en même temps, ceci est cohérent avec les preuves rappelées par M. Salvat et avec ce que nous rappellons plus haut de l'unicité fondamentale de l'espèce humaine.

Ainsi tout enfant, à sa naissance a les mêmes potentiels intellectuels.

Comment se développent-ils ?

Nous pouvons résumer ainsi les résultats des travaux de Piaget sur la genèse de l'intelligence :

a) la construction de l'intelligence repose sur les structures acquises par l'enfant avant l'acquisition du langage dans son milieu culturel ;

b) l'acquisition du langage maternel fait passer ce développement structurel à un nouveau stade tout en étant intégré à ce développement ;

c) le développement de l'intelligence de 2 à 12 ans comprend quatre stades principaux reposant notamment: sur le développement de la pensée intuitive et la structuration, sous forme d'opérations concrètes, des groupements opératoires de la pensée qui, au stade ultérieur d'opérations abstraites, caractérisent l'intelligence.

Cette pensée intuitive et ces groupements opératoires concrets dépendent autant, sinon plus, de l'environnement matériel et culturel que de l'apport mécaniste de la scolarisation.

Cette construction impose l'unité culturelle et donc linguistique de l'école et de l'environnement.

d) L'intelligence conceptuelle est structurée à 12 ans.

Elle repose, ainsi que son épanouissement ultérieur, sur toute cette structuration antérieure.

5) Mais ce n'est pas tout. Piaget, à partir de ses travaux plus récents, ajoute : « pour autant que la construction de cette structure coïncide avec le moment où chez nous l'individu devient intellectuellement adulte, cette structure finale est en même temps initiale par rapport à la suite du développement sociogénétique et culturel, se poursuivant de génération en génération » [cité par C. Novinski in (5a) ].

Nous devons ici souligner quelques points.

Tout d'abord, Piaget se garde d'aller au-delà du champ social qu'il a pu observer lui-même.

Mais si l'on constate, comme nous l'avons déjà indiqué, que ce processus de structuration dépend autant, sinon plus, de l'environnement matériel et culturel que de l'apport scolaire, on peut penser que ces conclusions s'étendent à l'ensemble des sociétés humaines.

Qu'on n'aille pas penser que nous rejoignons ici les pauvretés d'un A. Peyrefitte.

Tout au contraire. La thèse marxiste, prouvée par un siècle d'histoire, est que l'intelligence humaine se développe par la praxis, par la relation dialectique pratique-théorie, nature-raison, action-réflexion.

Cette relation rompue, il y a stérilisation de la pensée, quitte à donner de beaux parleurs ! Mais l'enfant, plongé dans la réalité concrète, ne cesse de développer sa pensée, d'autant plus que cette réalité est plus contraignante.

Ce qui conduit plutôt à l'opposé des « thèses » de M. Peyrefitte, plus précisément à ceci, qu'écrivait Marx : « aucun philosophe ne présente par rapport à un portefaix, quant aux dons naturels et à l'esprit, fût-ce la moitié de la différence d'un mâtin avec un lévrier » [Cité in (3b)].

Ceci ne veut pas dire que la scolarisation n'est pas nécessaire dès l'enfance, et même dès la petite enfance.

Nous pensons seulement que toutes les méthodes actuelles d'enseignement primaire dans les sociétés bourgeoises sont mauvaises parce que insuffisamment intégrées au milieu et que le potentiel acquis n'est donc pas inférieur ici par rapport à l'Europe Occidentale, à condition qu'il n'y ait pas déstructuration culturelle. Nous estimons donc que le résultat acquis par Piaget a valeur universelle : vers 12 ans, l'individu devient intellectuellement adulte.

Ceci étant, nous ajouterons, avec M. Salvat, que nous sommes, loin, très loin d'avoir abordé sérieusement, dans les systèmes bourgeois , les méthodes qui permettraient de développer mieux les énormes possibilités de développement intellectuel de l'enfant et de l'homme. Les sociétés socialistes, pour leur part, sont encore au début de cet effort.

Revenant à l'acquisition de l'intelligence conceptuelle vers 12 ans, nous rappellerons que ce n'est pas pour le seul fait de la puberté que les sociétés communautaires précapitalistes accordaient une telle importance à l'âge de 13 ans, comme c'est le cas dans la Bible et dans l'Islam.

Cette importance est confirmée dans les sociétés contemporaines par le rôle constant des adolescents dans les grandes luttes politiques et révolutionnaires. La bourgeoisie et ses penseurs s'efforcent d'attribuer ce rôle à « l'exaltation de la jeunesse », à la « crise de l'adolescence ».

Mais en fait, on peut se demander ce que signifie pour les sociétés basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme, et pour la nôtre en particulier, la « crise de l'adolescence ».

Ne serait-ce pas, à l'inverse des idées admises, que l'adolescent se heurte, avec son intelligence structurée logiquement à partir d'un environnement que les parents ont pu plus ou moins préserver dans l'enfance, à un monde illogique.

Le cheminement douloureux de l'adolescent vers la « maturité » n'est-il pas celui par lequel il soumet son intelligence, il intègre son moi à cette société illogique, devenant finalement un adulte résigné et intégré, donc mûr ?

On conçoit alors que les processus qui, dans le lycée bourgeois, sont conçus pour briser les personnalités en épanouissement soient particulièrement aggravés par les désarticulations linguistiques et culturelles liées à la francophonie.

Par contre, le développement de l'intelligence lié au « développement sociogénétique et culturel se poursuivant de génération en génération » rend d'autant plus impérative l'intégration de l'école à la vie, de l'école à la culture nationale, de l'école à la production et aux producteurs.

L'école devient, dans sa réalité quotidienne, un foyer de progrès qui nourrit et est nourri par tout l'environnement. Ceci implique, entre autres, que cette unité linguistique et culturelle s'étende à toute la vie économique du pays.

Est-il besoin d'ajouter que ce développement sociogénétique et culturel s'appuyant sur l'acquis culturel et philosophique de la nation arabe, intégré au processus profond de la révolution arabe, sera une contribution majeure à la culture universelle ?

Conséquence d'ensemble

Les conséquences d'ensemble de ce qui precède sont nettes :

1) L 'enseignement, la formation de l'intelligence et son développement dans le cadre scolaire doit se situer en harmonie avec le milieu culturel, le support linguistique étant partie intégrante de ce milieu culturel.

2) L'enseignement au primaire ou au secondaire de groupes de matières dans une langue différente de la langue nationale et maternelle est un facteur de déstructuration intellectuelle et culturelle.

Par là même, il s'ensuit qu'au supérieur la langue dominante d'enseignement ne peut être que l'arabe, y compris pour les Facultés scientifiques et techniques.

3) La soi-disant théorie de prédisposition de telle ou telle langue pour les sciences et de telle ou telle autre langue pour l'art ou la méditation est une falsification, est un mensonge néo-colonial.

4) L'intelligence créatrice se développe dans l'effort de création collective, dialectiquement structuré, des producteurs et non dans leur soumission.

Dans ce cadre, l'école participe à cette création collective, au développement de l'intelligence collective et individuelle par son intégration à cet effort de création collective, par son intégration et sa relation dialectique avec la production.

5) Le rejet de la francophonie et la lutte pour la construction d'une culture du peuple, nationale et arabe, sont en même temps notre meilleure contribution à l'épanouissement de la culture universelle.

II. Francophonie et pensée bourgeoise

Ceci étant, il nous faut comprendre ce que recouvre l'opération francophonie, non seulement de la part des colonialistes invétérés imbus de leur supériorité paternelle, mais pour les supports locaux de cette opération.

I1 y a bien sûr d'abord leur propre aliénation à la société occidentale et bourgeoise.

Mais il est clair que pour les plus lucides d'entre eux, l'opération est politique :

Tout d'abord, tant mieux s'il y a déstructuration et désarticulation culturelle.

Ceci permet de se moquer des prétentions des lycéens et des étudiants à une meilleure qualité de l'enseignement en avançant qu'il n'en ont ni le niveau ni les capacités. Le malthusianisme en matière d'enseignement est une politique voulue d'étouffement de la jeunesse.

La francophonie recouvre la volonté d'imposer le moule même de la pensée bourgeoise et occidentale.

La francophonie c'est d'abord la pensée cartésienne.

Aussi nous faut-il l'examiner plus longuement.

1) Si en effet le langage n'est, comme l'a souligné J. Staline, ni une super-structure, ni une infrastructure, s'il n'est pas le produit d'une classe sociale, parce que ayant été lui-même élaboré avant la division des sociétés humaines en classes, il peut en devenir l'instrument.

Ce fut pour les classes exploiteuses le mérite éternel (ou plutôt aussi durable qu'elles-mêmes) des grands philosophes de la Grèce esclavagiste.

La raison, telle que la Culture Occidentale la reprit allègrement avec le développement de la société capitaliste, étant effectivement celle de la Grèce antique, telle que le rappelle J.P. Vernant : « La raison ne se découvre pas dans la nature, elle est immanente au langage. Elle ne se forme pas à travers les techniques qui opèrent sur les choses ; elle se constitue par la mise en point et l'analyse des divers moyens d'action sur les hommes, de toutes ces techniques dont le langage est l'instrument commun : l'art de l'avocat, du professeur, du rhéteur, de l'homme politique. La raison grecque, c'est celle qui permet d'agir de façon positive, refléchie, méthodique sur les hommes, non de transformer la nature ». (12) .

La bourgeoisie française montante avait besoin de forger des instruments de domination.

Rien d'étonnant donc que le XVIIe siècle ait vu la double élaboration de la raison bourgeoise et de sa forme d'expression.

Mais cette élaboration contenait en même temps le signe de sa condamnation.

Sur le plan des formes d'expression, ce fut, comme l'indique le volume de l'Encyclopédie de la Pléiade consacré à l'Histoire de la littérature française « la conquête de l'instrument »(13), P. Van Tieghem, auteur du chapitre ainsi intitulé précise : « il va sans dire qu'on ne saurait isoler cette conquête de l'ordre, de la discipline littéraires, de révolution politique et sociale de la France pendant le même temps ». Parlant de l'ouvrage de Vaugelas, « Remarques sur la langue française », qui donne « les normes exactes de l'instrument » il rappelle que « le bon langage doit refléter exactement le parler de l'élite sociale et suivre l'évolution de la société », en reconnaissant que ceci entraîne « une certaine sclérose de notre langue, qui s'interdira, dans les ouvrages soutenus, le recours au pouvoir créateur de la langue populaire et se figera pour longtemps dans un aristocratisme étroit ».

Le second doctrinaire de la langue française fut Guez de Balzac dont les idées sont ainsi résumées : « la beauté littéraire est faite de noblesse et de grandeur de pensée, d'ordre et de proportions exactes, de subordination des parties à l'ensemble ».

Enfin, concrètement, « l'élite » lettrée, la bourgeoisie ascendante, « la plupart de nos prosateurs et de nos poètes du XVIIe siècle » dit l'auteur, fut formée dans les collèges secondaires où la culture insufflée « vise à former des gens du monde capables d'entrer dans les affaires du gouvernement ou de l'administration, de penser avec plus de clarté que de pénétration, décrire avec plus d'élégance ou d'éloquence que de sensibilité ou d'imagination », des collèges ou la tendance est de « former des artistes de la plume comme de la pensée, non des penseurs originaux à la recherche d'une réalité ou d'une vérité encore inconnue ».

Voilà un corps de doctrines dont l'enseignement secondaire français et du français ne semble pas s'être départi !

Pas plus d'ailleurs que tout enseignement secondaire dans toute société bourgeoise, il faut cependant reconnaître un changement, c'est la dégénerescence de ce que ce système comportait de cohérent pour la bourgeoisie avec la décadence de cette société. Que dire des reflets qui en sont exportés ?

2) Parallèlement, la raison bourgeoise trouvait son codificateur. L'histoire de l'influence de Descartes sur sur la pensée bourgeoise est caractéristique de l'ascension et de la décadence de cette pensée.

Au XVIIe siècle, dans la phase ascendante, Descartes, comme philosophe, a contribué à achever la scolastique décadente, et porte les derniers coups à l'argument d'autorité. Mais c'est là sans doute sa seule contribution positive.

J. F. Revel, dans une élude récente (14) souligne bien le fait que Descartes se situe « à contre-courant » de la philosophie de la science de son temps, de la pensée de Galilée et de Bacon, du développement de la science expérimentale.

D'Alembert le dit prudemment lorsque, après avoir commenté son apport scientifique, il écrit de Descartes : « Comme philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il n'a pas été si heureux » (15). En fait, comme l'écrit Revel, « son rôle historique a été de résoudre le problème de l'adaptation de la pensée théologique à l'ère scientifique et de substituer un dogmatisme moderne au dogmatisme ancien ».

Entendons-nous.

Nous n'opposons pas à Descartes le courant « progressiste » de la pensée bourgeoise.

Nous n'utilisons pas les termes « progrès » et « progressiste » de la pensée européo-centriste.

Nous ne pouvons oublier que la « philosophie des lumières » représentait à la fois les appétits de conquête scientifique et technique de la bourgeoisie et ses appétits de conquête sociale et de domination mondiale. Seuls, au XVIIIe siècle, quelques penseurs obscurs et isolés de ce courant, dont le seul illustre, et combien solitaire, est Rousseau, exprimaient la conscience populaire sous-jacente qui jaillira avec les sans-culotte pour être aussitôt réprimée et réprouvée, prendre forme avec les premières grandes luttes du prolétariat et trouvera son support scientifique avec Marx.

Descartes représente, dans la pensée bourgeoise des XVIIe et XVIIIe siècles, la synthèse métaphysique des contradictions de cette pensée face à cet appétit de conquête de la nature et des hommes.

C'est pourquoi la pensée cartésienne devait trouver son apogée dans la culture bourgeoise avec la décadence de la bourgeoisie à partir du siècle dernier.

Même sur le plan de l'argument d'autorité, l'ambition de Descartes apparaît à la lecture du Discours de la Méthode : imposer sa propre autorité scientifique et, il faut le dire, obtenir les soutiens financiers en conséquence (Discours, 6e partie).

Qu'il soit l'idéologue des pouvoirs établis, le philosophe du mandarinat, c'est là un fait incontesté dont la phrase suivante ne donne qu'un aperçu : « je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n'étant appelées ni par leur naissance, ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, n'y laissent pas d'y faire toujours, en idée, quelque nouvelle réformation ».

Ce mandarin érige en dogme la recherche solitaire, la supériorité de l'homme seul, et le mépris des travailleurs : « Il est vrai que, pour des expériences qui peuvent y servir, un homme seul ne saurait suffire à les faire toutes ; mais il n'y saurait aussi employer utilement d'autres mains que les siennes, sinon celles des artisans, ou telles gens qu'il pourrait payer, et à qui l'espérance de gain, qui est un moyen très efficace, ferait faire exactement toutes les choses qu'il leur prescrirait ».

Le dualisme cartésien, qui n'est d'ailleurs qu'une mise à jour du dualisme platonicien, en voulant sauver l'idéalisme, conduit en fait au pire des mécanicismes, au matérialisme sordide de la bourgeoisie, au mépris de l'homme.

Voici ce qu'en dit l'analyse d'un manuel scolaire (16) : « Le mécanisme se rattache étroitement au dualisme et il comporte deux corollaires importants :

I1 n'y a aucune différence entre l'homme et l'animal sur le plan des fonctions purement organiques ; ils sont l'un et l'autre des machines.

Il n'y a pas de commune mesure entre l'homme et l'animal dès qu'on envisage les fonctions dépendant de la pensée ».

Certes Descartes dit de cette pensée que « les hommes les plus hébétés » la possèdent.

Et c'est là certes un mérite formel du Discours de la Méthode.

Mais concrètement, et le texte même du Discours le confirme, le mépris du travail manuel identifié au comportement animal et aux machines conduit au mépris des travailleurs, des artisans, à l'exaltation du mandarinat et de la technocratie. Son aboutissement est le rêve fasciste de la société « cybernétisée » d'un Wiener et des penseurs de l'impérialisme contemporain.

Face à Descartes, combien est plus riche la pensée d'un Pascal qui fut l'un des rares hommes de la philosophie bourgeoise, et fait encore plus rare, en même temps grand mathématicien et physicien, à approcher une synthèse entre la sensibilité et la raison, à intégrer ces deux démarches de l'homme dans ce qu'il appelait le coeur (17), reprenant, sans doute sans le savoir, la démarche même d'Al-Ghazali et préfigurant la philosophie de la praxis, la dialectique marxiste.

Mais précisément pour cela, cette richesse a été vidée de son contenu par la bourgeoisie qui a voulu présenter Pascal, de même que la culture coloniale nous présente Al-Ghazali, comme un mystique opposé au rationalisme, alors que, pour l'un comme pour l'autre « se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher », préfigurant ainsi le «Misère de la philosophie» de K. Marx. Mais ceci montre aussi combien la pensée cartésienne, combien la pensée bourgeoise sont à l'opposé de l'homme, à l'opposé, pour ce qui nous concerne, de l'essence même de la philosophie arabe.

3) Voyons cependant la méthode cartésienne.

Non que nous soyions les premiers à en faire la critique.

Au siècle même de Descartes, entre le mépris de Pascal pour « Descartes inutile et incertain », le philosophe italien Vico, dont le monde célébrait il y a deux ans le tricentenaire, apportait une critique profonde du cartésianisme et s'élevait, entre autres, « contre la déduction falsificatrice d'un faux monde » (18).

La méthode cartésienne est contenue dans les quatre règles, les quatre préceptes de la deuxième partie du Discours de la Méthode.

Examinons-les successivement.

a) « Le premier était de ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de la mettre en doute ».

C'est la règle de l'évidence. Mais toute la création scientifique ne va-t-elle pas contre cette règle : Copernic dans la conception du monde, Einstein dans celle de l'espace-temps, Darwin dans la théorie de l'évolution, Piaget dans la psychologie de l'intelligence, et tant d'autres, n'ont-ils pas toujours remis en cause ce qui se présentait « si clairement et si distinctement » à l'esprit des hommes ? Nous avons rappelé l'inhibition de M. Poincaré par la pensée cartésienne. Ce n'est qu'un exemple de la constante étroitesse de la pensée bourgeoise.

J. D. Bernal qui est à la fois un grand savant et un grand historien et philosophe de la science, souligne dans les conclusions de sa « Science in History » (19) : « Les philosophies explicites et implicites de la science ont également agi dans le passé comme des facteurs limitatifs plutôt que libérateurs de l'avancement des sciences.

Les plus grandes avancées de la science se sont faites en dépit de ces philosophies et non à cause d'elles ».

C'est de cette règle cartésienne de l'évidence que découle la « déduction fabricatrice d'un faux monde ».

Certes on nous dira que là est la base de la pensée mathématique.

En quoi nous nous élevons en faux. Revel a bien fait ressortir que chez un Galilée, la démarche mathématique est une démarche « constructiviste » consistant à construire les axiomes à partir du réel. C'est parce que les mathématiciens oublient trop souvent cette démarche qu'ils s'enferment dans un « faux monde ».

Au contraire des histoires bourgeoises et idéalistes des mathématiques, les grandes constructions qui depuis la deuxième moitié du siècle dernier ont remis en question l'architecture bimillénaire des mathématiques ne peuvent être dissociées de l'ensemble des courants idéologiques, philosophiques, scientifiques et politiques qui remettent en question depuis cent vingt-cinq ans la structure même de la pensée occidentale pour en aboutir, dans la lutte des peuples, aux éclatements actuels.

Au plan des mathématiques, combien nous paraît plus vraie cette définition de la démarche mathématique (20) : « Son début normal consiste en observations portant sur des aspects de la réalité. Vient ensuite la constatation que certains des faits observés découlent logiquement les uns des autres. Après certains essais, pour établir entre ces faits leur coordination logique, finalement, des hypothèses sont proposées qui impliquent les conséquences observées dans les faits.

Le corps de propositions logiquement ordonnées qui en résulte est une science mathématique abstraite, souvent appelée modèle mathématique de la portion de réalité qu'étudie cette science particulière. Il peut se faire que ces hypothèses impliquent d'autres conclusions susceptibles d'être soumises au contrôle de l'observation.

Si quelques-unes d'entre elles ne se trouvent pas confirmées, les hypothèses doivent être modifiées ou abandonnées. Il faut alors imaginer un nouvel ensemble d'axiomes dont les implications se trouvent vérifiées par l'expérience, de quelque manière concrète. Ainsi, la science empirique détermine-t-elle les problèmes posés à la science mathématique pure, tandis que celle-ci déduit logiquement les théorèmes qui doivent être contrôlés, expérimentalement, par la science empirique. Cela signifie que la déduction peut suggérer des expériences cruciales réalisables au laboratoire ; de même les observations faites au laboratoire peuvent suggérer un programme de travaux déductifs impliquant la conception et la critique de différents modèles mathématiques. Ces deux rôles sont solidaires et complémentaires ».

C'est en fait la démarche décrite par Mao-Tsé-Toung dans « De la pratique ».

Le philosophe tchèque Karel Kosik a ces dernières années développé et approfondi le texte célèbre de Marx sur la Méthode de l'Economie politique.

Voici comment la conception dialectique s'oppose à la démarche de l'évidence, de la déduction fabricatrice d'un faux monde (21) : « La connaissance dialectique de la réalité n'épargne pas les concepts isolés sur le chemin ultérieur de la connaissance ; ce n'est pas une systématisation de concepts qui procède par addition, une systématisation qui s'élabore sur une base immuable et acquise une fois pour toutes, mais un processus en spirale d'interpénétration et de clarification mutuelles des concepts dans lequel l'abstraction (unilatéralité et isolement) des différents aspects est dépassée en une corrélation dialectique quantitative-qualitative, régressive-progressive.

La conception dialectique de la totalité non seulement signifie que les parties sont en interaction et connexion internes avec le tout, mais aussi que le tout ne peut être pétrifié en une abstraction située au-dessus des parties, du fait que le tout se crée lui-même dans l'interaction de ses parties ».

b) « Le second de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait acquis pour les mieux résoudre» et « Le troisième de conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre envers ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns des autres ».

Le grand progrès de la philosophie contemporaine est la découverte du concept de Totalité.

Celui-ci lié aux concepts de Contradiction dynamique, forme la base de la méthode dialectique, ou en reste au stade statique du structuralisme lorsqu'il n'appréhende pas cette dynamique.

Karel Kosik l'a ainsi opposée à la pensée cartésienne et bourgeoise : « Par différence à la connaissance systématique (qui opère par voie accumulative) du rationalisme et de l'empirisme, qui partent de principes fixes en un processus systématique d'addition linéaire de faits nouveaux, la pensée dialectique se développe de la prémisse que la pensée humaine se réalise par un mouvement en spirale, dont tout commencement est abstrait et relatif. Si la réalité est un ensemble dialectique et structuré, la connaissance concrète de la réalité consiste, non dans l'addition systématique de certains faits à d'autres, et de certains concepts à d'autres, mais en un processus de concrétisation, qui procède du tout aux parties et des parties au tout, du phénomène à l'essence et de l'essence au phénomène ; de la totalité aux contradictions et des contractions à la totalité et précisément dans ce processus de corrélation en spirale, dans lequel tous les concepts entrent en mouvement réciproque et s'éclairent mutuellement, accède au concret». (21)

Nous n'apporterons pas ici de nouveaux exemples de la supériorité de la pensée dialectique à ceux déjà cités, à ceux que chacun peut, en 1970, éprouver.

Dans tous les domaines de la science la pensée dialectique, la méthode consistant, non pas à étudier des faits isolés, ni à les classer et les dénombrer, mais à aller des parties au tout et du tout aux parties, la méthode consistant non a étudier des structures statiques mais des processus de structuration, démontre sa supériorité. Dans tous les domaines de la science la création s'affirme non par de froids procédés déductifs tirés des évidences, mais par la synthèse dialectique de la raison et du sensible, de l'intuition et du raisonnement, de la pratique et de la théorie.

c) Reste le quatrième précepte : « Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre ».

Voilà en effet le dernier refuge de nos mandarins.

Incapables de créer il ne leur reste plus qu'à faire de laborieuses monographies.

Et surtout, pas d'action, pas de conclusion, pas de réflexion avant « que je fusse assuré de ne rien omettre ». Plus l'enquête, plus le dénombrement est long, plus la « planque » universitaire ou de « l'expert » est belle, plus aussi peut-elle stériliser les esprits, la conscience du peuple, la création. Le Maroc en a vécu un bel exemple dans le Gharb.

Le « Projet Sebou » a été si parfait, si complètement dénombré que son élaboration sur le papier a demandé plus de temps que celui mis par les Chinois, munis de pelles, de pioches et de couffins, pour « dompter le fleuve Huaï ». Mais au Sebou, les considérations de « rentabilité » ont amené à écarter le problème des inondations !

Pour conclure, nous nous contenterons d'opposer à la pensée stérilisante d'un Descartes à l'entreprise néocoloniale de la francophonie, la pensée du plus grand des philosophes arabes, Al-Ghazali, en soulignant que cette recherche de la pensée créatrice, intégrant raison et sensible, est celle de toute la philosophie arabe, de Al-Ghazali à Maïmonide.

Pour Al-Ghazali, la fin de l'homme sur terre est dans la purification de l'esprit, mais c'est une fin pratique : « La science est un arbre dont le fruit est la pratique ».

On se perfectionne intérieurement par cette émotion sentimentale qui procède de la science et s'exprime par l'action.

« Trois degrés de la vie spirituelle : connaissance, émotion ou sentiment, et l'action. Le premier pour le second, le troisième dans le second » (22).

Rapprochons la pensée d'Al-Ghazali de la pensée dialectique contemporaine que nous avons rappelée. La pensée dialectique d'Al-Ghazali, coeur de la philosophie arabe, nous paraît pouvoir être autrement plus à la base de la construction d'une culture arabe révolutionnaire et créatrice et de la construction intellectuelle et scientifique de la nation arabe que la pensée stérilisante d'un Descartes. Cette construction s'intégrant à et intégrant la pensée dialectique contemporaine apportera alors de nouveaux enrichissements à la pensée universelle.

références :

(1) Bulletin Economique et Social du Maroc, n° 109, Avril-Juin 1968.

(2) N. Wiener. Cybernétique et Société. Collection 10/18.

(3) H. Salvat. L'intelligence, mythes et réalités. Editions Sociales.

3

3a

3b (4) Economies et Sociétés. Août 1969.

(5) Encyclopédie de la Pléiade. Logique et Connaissance Scientifiques.



5a (6) Genèse et Structure, Mouton. 1965.

6

6a

6b (6a) Genèse et Structure, Mouton. 1965.

(7) Cité par M. de la Bastide. Culture arabe et culture française, in revue Orient, N° 36, 3e trim. 1966.

(8) Histoire de l'Humanité. UNESCO.

(9) Encyclopédie de la Pléiade. Le langage.

(10) J. Piaget. Psychologie de l'intelligence. A. Colin. Collection U2.

(11) Tran-Duc-Thao. Du geste de l'index à l'image typique. La Pensée, n° 147, 143-149.

(12) J.P. Vernant. Mythe et pensée chez les Grecs. Maspéro.

(13) Encyclopédie de la Pléiade. Histoire des Littératures. T. III.

(14) J.F. Revel. Histoire de la philosophie occidentale. T. II. Ed. Stock.

(15) D'Alembert. Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Ed. Gonthier.

(16) Descartes. Le Discours de la Méthode. Notes de J.M. Falaud. Ed. Bordas.

(17) L. Goldmann. Le Dieu Caché. Gallimard

(18) Les Études philosophiques. Juillet-Décembre 1968.

(19) J.D. Bernal. Science in History. Ed. Watts. Londres.

(20) M. Richardson. Eléments de Mathématiques modernes. Dunod.

(21) K. Kosik. Dialectique du Concert, Maspéro. Texte des citations retraduit ici de l'édition mexicaine.

(22) G. Quadri in « La philosophe arabe dans l'Europe médiévale des origines à Averroes ».