Abraham Serfaty

Salut aux Afro-américains ! (A l'occasion du festival culturel panafricain d'alger 1969)



C'était le retour d'un long voyage. Quelque cinq siècles d'oppression traversés avant de venir saluer la terre d'Afrique, de cette salle d'Alger où ils allaient pendant plusieurs soirées nous faire connaître leurs luttes, leurs chants, leur dignité retrouvée.

Plus de cinq siècles depuis que les navigateurs Portugais partaient à la conquête de la Route des Epices et y établissaient, des îles du Cap Vert à Sao Thomé, les postes d'où ils organiseraient, de la Guinée à l'Angola, centré sur le delta du Niger, le principal marché du capitalisme émergeant, celui des esclaves.

Très vite, les voiliers chargés de marchandise humaine prirent la nouvelle route de l'Ouest. Les millions de « nègres » ainsi commercés développèrent le sucre et le coton, la richesse des planteurs des Antilles et de Virginie, et l'or obtenu pour prix de leur « commerce » allait, via Lisbonne et Séville, grossir les coffres honorables de Londres et d'Amsterdam.

Etaient-ce des hommes ?

Sûrement pas pour leurs maîtres : « A propos, cet individu parle. Je suppose donc que ce n'est pas un singe, orang-outan, chimpanzé ou gorille, mais je n'aurais jamais pu imaginer, je l'avoue, que la présence de sons articulés et1'absence d'une queue articulée pouvaient être les seules différences appréciables entre un homme et un singe, comme cela paraît être le cas chez ce « frère noir ». (Journal d'un séjour dans un domaine de Géorgie en 1838-1839).

Mais le malheur pour les milliardaires issus des propriétaires des grandes plantations de coton est qu'il s'agissait effectivement d'hommes.

D'hommes avec leur culture. Certes une culture très différente de celle de ces « boutiquiers blancs humanistes et pseudo-puritains », une culture incapable de « comprendre qu'une construction comme l'Empire State Building n'ait pas été édifiée à la gloire de Dieu ».

Face à cette prétendue « culture » des maîtres esclavagistes où « le triomphe de l'esprit économique sur l'imaginatif » provoqua « un schisme entre l'art et la vie », les esclaves noirs sauvegardèrent l'essence de la culture africaine où « il était, et il est toujours, inconcevable de séparer la musique, la danse, le chant ou tout autre produit de l'activité artistique de l'existence de l'homme ou de son culte des dieux. Toute expression étant un produit de la vie, était la beauté ».

Mais cette essence, ils la sauvegardèrent en créant des formes nouvelles, issues de leur vie, de leur environnement, de leur réalité concrète.

Dans le très beau livre que nous citons sur « Le peuple du blues », Leroi Jones en apporte la démonstration. La musique ni la danse « ne produisent d'objets. C'est ce qui les sauva ». Mais cette musique et cette danse devinrent, de l'esclave noir du Sud à l'ouvrier noir des ghettos de Chicago jusqu'au combattant des « Black Panthers », le negro spiritual, le blues, puis le «free jazz».

Voilà la vraie culture des hommes ! Soumis à la pire des oppressions qu'ait jamais connue, et pendant un temps aussi long (l), un groupe humain, ils en émergent en accusateurs et en rénovateurs, en combattants et en constructeurs :

« black people
are moving, moving to return
this earth into the hands of
human beings »

J'avais dit « le retour ».

Non. La rencontre entre frères, subissant le poids du même ennemi, le salut des frères, luttant au coeur même de la forteresse impérialiste à leurs frères africains, mais le salut à la terre lointaine de leurs ancêtres des noirs-américains combattant pour rendre « cette terre », à leur poste de combat, sur leur terre, celle d'Amérique, celle qu'ils ont vivifiée de leur sang, de leur misère, de leur travail, de leur culture, entre, les mains d'êtres humains.

« Etres humains » ? U S, c'est-à-dire Nous, noirs américains, mais aussi U. S., Etats-Unis.

Ceux de demain, ceux de Bobby Seale, dirigeant des Panthères Noires, condamné en novembre à quatre ans de prison pour offense à magistrat, jugé enchaîné et bailloné, ceux de Fred Hampton et de Mark Clark, dirigeants des Panthères Noires, assassinés en décembre par la police américaine au coeur du ghetto de Chicago, ceux aussi de l'avant-garde des révolutionnaires blancs qui se lève et qu'ils saluent comme leurs alliés.

Comme leurs alliés, certes, mais plus comme leurs tuteurs.

Comiques étaient à ce sujet à Alger les prétentions de ceux qui, venus de la Rotonde et autres hauts lieux, se croient investis de la qualité de juges ès-pureté révolutionnaire, oubliant Lénine qui citait Goethe en avril 1917 : « Grise est la théorie, mon ami, et vert l'arbre éternel de la vie ».

Les noirs-américains ont maintenant un parti et une méthode de réflexion scientifique sur leurs problèmes, et sur les problèmes de la société américaine, et ils savent, d'expérience, que cette réflexion doit partir de leurs têtes, de leur réalité, d'une réalité non pas mythique ni raciale, mais concrètement forgée dans le processus historique de structuration économique, sociale et culturelle de la société américaine, et qu'ils ont commencé à transformer.

« Fear is gone » (la peur est partie) affichent, fièrement, les jeunes filles noires américaines.

Et parce que la peur est partie, parce que la conscience de leur force, de leur valeur, éclate, les révolutionnaires noirs-américains rejettent le racisme, retiennent la haine du véritable oppresseur, du véritable ennemi, et le mépris de l'ennemi.

De cette artiste noire américaine (une femme noire et non une femme nègre, précisait l'un de ses compagnons) qui récitait, avec quel dédain !, ce poème « I forgive you » (je vous pardonne), dédié à l'Occident, au précurseur Malcolm X, assassiné en février 1965, qui retrouva à la Mecque un nom, El Hadj Malik el Shabbaz, et la fraternité des hommes et des peuples, il y a cette même démarche.

Et la poésie de Don L. Lee rappelant les paroles de sa mère;

Nègre, si tu ouvres la bouche
Ne pleure pas, hurle,
ce qui signifie aussi : Ne mendie pas, prends,

prolonge Malcolm X qui écrivait : « Les révolutions se font pour la conquête de la terre, pour l'expulsion des propriétaires absentéistes et la prise en mains de la terre et des institutions fondées sur cette terre. Les noirs ont connu jusqu'à présent une condition très inférieure parce qu'ils n'ont jamais été maîtres du moindre bout de terre.

Ils ont été des mendiants sur le plan économique, sur le plan politique, sur le plan social, ils ont même dû mendier pour obtenir quelque chose en matière d'éducation.

Aujourd'hui les nôtres sont en passe de renoncer à la mentalité qu'ils avaient autrefois acquise au sein de ce système colonial. Les jeunes qui font leur entrée sur la scène savent ce qu'ils veulent.

Ils écoutent les beaux sermons que vous leur faites sur la démocratie et toutes vos belles paroles, mais ils savent ce qui leur est dû. Voilà donc aujourd'hui des hommes qui savent non seulement ce qu'ils veulent, mais encore ce qui leur revient.

Et ces hommes éduquent la génération montante de telle façon qu'elle ne se contentera pas de savoir ce qu'elle veut et ce qui lui est dû, mais sera également prête et décidée à faire tout ce qu'il faudra pour obtenir immédiatement son dû ».

Ils étaient venus, en combattants, saluer l'Afrique, la terre à laquelle leurs ancêtres avaient été arrachés, enchaînés, et sont repartis, en combattants, vers leur terre, celle où ils sont nés « en esclavage », et que demain, au terme de longues luttes, ils retourneront « entre les mains d'êtres humains ».

Saluons-les !

(1) L'auteur de ces lignes ne peut s'empêcher de penser, simultanément, au massacre des juifs d'Europe par les nazis et aux Palestiniens, dépouillés de leur patrie.
Les leçons de l'histoire sont claires à chaque fois : les souffrances et les luttes des peuples et des communautés écrases par la capitalisme retrouvent un sens que dans le dépassèment révolutionnaire et internationaliste.
Leur exploitation raciste, tel le sionisme, n'en est que plus criminelle.