Amilcar Cabral
Fondements
et objectifs de la libération nationale et structure sociale
[Exposé
fait à la première Conférence de la solidarité
des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine (3-12
janvier 1966. La Havane, Cuba) au nom des peuples et des organisations
nationalistes des colonies portugaises, au cours de la séance
plénière du 6 janvier.]
Les peuples et les organisations
nationalistes d'Angola, du Cap-Vert, de Guinée, du Mozambique,
de Sâo Tome et Principe, ont, pour deux raisons principales,
mandaté leurs délégations à cette
conférence :
Premièrement : nous voulons
être présents et prendre activement part à
cet événement transcendant de l'histoire de l'humanité.
Deuxièmement : il était
de notre devoir politique et moral d'apporter au peuple cubain,
en ce moment doublement historique du septième anniversaire
de la Révolution et de la première conférence
tricontinentale, une preuve concrète de notre solidarité
fraternelle et combative.
Permettez-moi donc, au nom de nos
peuples en lutte et au nom des militants de chacune de nos organisations
nationales, d'adresser nos vux les plus chaleureux et nos
saluts fraternels au peuple de cette île à l'occasion
du septième anniversaire du triomphe de sa révolution,
pour la réalisation de cette conférence dans sa
belle et hospitalière capitale, et pour les succès
qu'il a su remporter dans la construction d'une vie nouvelle
ayant pour objectif essentiel la pleine réalisation des
aspirations à la liberté, à la paix, au
progrès et à la justice sociale de tous les Cubains.
Je salue en particulier le comité
central du parti communiste de Cuba, le Gouvernement révolutionnaire,
son dirigeant exemplaire, le commandant Fidel Castro, à
qui j'exprime nos vux de succès continus et de longue
vie au service de la Patrie cubaine, du progrès et du
bonheur de son peuple, au service de l'humanité.
Si, arrivant à Cuba, quelques-uns
d'entre nous avaient à l'esprit un doute quelconque quant
à l'enracinement, la force, la maturité et la vitalité
de la Révolution cubaine, ce doute s'est trouvé
effacé par ce qu'il nous est donné de voir.
Une certitude inébranlable
réchauffe nos curs, et nous encourage dans cette
lutte difficile mais glorieuse contre l'ennemi commun : nulle
force au monde ne pourra détruire cette Révolution
cubaine en train de créer, à la campagne et dans
les villes, non seulement une nouvelle vie mais aussi - ce qui
est plus important - un Homme nouveau, pleinement conscient de
ses droits et de ses devoirs nationaux, continentaux, internationaux.
Dans tous les domaines de son activité,
le peuple cubain a réalisé des progrès importants
au cours des sept dernières années, particulièrement
en 1965, Année de l'agriculture.
Ces progrès sont évidents
tant dans la réalité matérielle et quotidienne
que chez la femme et l'homme cubains, dans leur confiance tranquille
à faire face à un monde en effervescence, où
les contradictions et les menaces, mais aussi les espoirs et
les certitudes, ont atteint un niveau sans précédent.
De ce que nous avons déjà
vu et sommes en train d'apprendre à Cuba, nous voulons
rapporter ici une leçon singulière dans laquelle
se trouve, à notre avis, un des secrets, pour ne pas dire
le véritable secret, de ce que beaucoup n'hésiteraient
pas à appeler " le miracle cubain " : la communion,
l'identification, la synchronisation, la confiance mutuelle et
la fidélité entre les masses et leurs dirigeants.
Qui a assisté aux rassemblements
extraordinaires de ces derniers jours, et en particulier au discours
du commandant Fidel Castro à l'occasion de la célébration
du septième anniversaire de la révolution, aura,
tout comme nous, mesuré dans toute sa grandeur le caractère
spécifique - peut-être décisif - de ce facteur
primordial du succès de la Révolution cubaine.
En mobilisant, en organisant et
en formant politiquement le peuple cubain, en lui donnant une
connaissance élevée des problèmes nationaux
et internationaux intéressant sa vie et en l'amenant à
participer à la solution de ces problèmes, l'avant-garde
de la Révolution cubaine, comprenant vite le caractère
indispensable de l'existence dynamique d'un parti fort et uni,
a su non seulement interpréter justement les conditions
objectives et les exigences du milieu, mais aussi forger la plus
puissante des armes pour la défense, la sécurité
et la garantie de la continuité de la Révolution
: la conscience révolutionnaire des masses populaires,
qui, comme on le sait, n'est pas et n'a jamais été
spontanée nulle part dans le monde.
Nous croyons que cela constitue
une leçon supplémentaire et particulièrement
pour les mouvements de libération nationale, spécialement
pour ceux qui veulent que leur révolution nationale soit
une vraie révolution.
D'aucuns ne manqueront pas de noter
que, bien que constituant une minorité insignifiante,
certains Cubains n'ont pas partagé les joies et les espoirs
des fêtes du septième anniversaire, parce qu'ils
sont contre la Révolution.
Il est possible que d'autres encore
ne soient pas présents à la célébration
du prochain anniversaire, mais nous voulons affirmer que nous
considérons la politique de " la porte ouverte pour
la sortie des ennemis de la Révolution " comme une
leçon de courage, de détermination, d'humanisme
et de confiance envers le peuple, comme une victoire de plus,
politique et morale, sur l'ennemi, et nous garantissons à
ceux-là qui, d'un point de vue amical, s'inquiètent
des dangers que cette sortie peut présenter, que nous,
les peuples des pays africains, encore partiellement ou totalement
dominés par le colonialisme portugais, sommes prêts
à envoyer à Cuba autant d'hommes et de femmes qu'il
serait nécessaire, pour compenser la sortie de ceux qui,
pour des raisons de classe ou d'inadaptation, ont des intérêts
et des attitudes incompatibles avec les intérêts
du peuple cubain.
En reprenant le chemin, autrefois
douloureux et tragique, de nos ancêtres (notamment de Guinée
et d'Angola), qui ont été transplantés à
Cuba comme esclaves, nous viendrions aujourd'hui en hommes libres,
en travailleurs conscients et en patriotes cubains, pour exercer
une activité productive dans cette société
nouvelle, juste et multiraciale, pour aider et défendre
avec notre sang les conquêtes du peuple de Cuba.
Mais nous viendrions renforcer,
également, tant les liens historiques, de sang et de culture
qui unissent nos peuples au peuble cubain, que cette décontraction
magique, cette joie profonde et ce rythme contagieux, qui font
de la construction du socialisme à Cuba un phénomène
nouveau à la face du monde, un événement
unique et, pour beaucoup, insolite.
Nous n'allons pas utiliser cette tribune pour nous en prendre
à l'impérialisme.
Un dicton africain très répandu
dans nos pays, où le feu est encore un instrument important
et un ami perfide - ce qui prouve l'état de sous-développement
que nous lègue le colonialisme - ce dicton avertit : "
Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam.
"
Sur le plan tricontinental, cela
veut dire que ce n'est pas en criant ni en proférant des
injures contre l'impérialisme que nous allons parvenir
à sa liquidation.
Pour nous, la façon la plus
efficace de critiquer l'impérialisme, quelle que soit
sa forme, c'est de prendre les armes et de combattre.
C'est ce que nous sommes en train de faire, et c'est ce que nous
ferons jusqu'à la liquidation totale de la domination
étrangère sur nos patries africaines.
Nous sommes venus ici, décidés
à informer cette conférence, avec le plus de détails
possible, sur la situation concrète de la lutte de libération
nationale dans chacun de nos pays, et en particulier dans ceux-là
où se déroule la lutte armée.
C'est ce que nous ferons devant
la commission constituée à cet effet, et aussi
au moyen de documents, de films, de photographies, de contacts
bilatéraux et à travers les organes d'information
cubains, au cours de cette conférence.
Permettez-nous d'utiliser cette
occasion de la manière que nous jugeons la plus utile.
En vérité, nous sommes
venus à cette conférence convaincus que c'est là
une occasion unique pour un plus ample échange d'expériences
entre les combattants d'une même cause, pour l'étude
et la solution des problèmes vitaux de notre lutte commune,
tendant non seulement au renforcement de notre unité et
de notre solidarité, mais aussi au perfectionnement de
la pensée et de l'action de chacun et de tous dans la
pratique quotidienne de la lutte.
Nous désirons donc éviter
toute perte de temps, et sommes fermement déterminés
à ne pas permettre que certains facteurs extérieurs
ou qui ne sont pas directement liés aux problèmes
qui nous préoccupent viennent ici affecter les possibilités
de succès de cette conférence.
Nous avons des raisons suffisantes
pour affirmer que cette position est également celle de
tous les autres mouvements de libération nationale ici
présents.
Notre ordre du jour comprend des
thèmes dont l'importance et le relief sont indiscutables
et à travers lesquels se détache une préoccupation
dominante : la lutte.
Nous observons, cependant, qu'un
type de lutte fondamental à nos yeux n'est pas mentionné
d'une façon expresse dans ce programme de travail, bien
que nous soyons certains qu'il est présent à l'esprit
de ceux qui l'ont élaboré.
Nous nous référons
ici à la lutte contre nos propres -faiblesses.
D'autres cas diffèrent des
nôtres ; cependant notre expérience nous enseigne
que dans le cadre général de la lutte quotidienne,
quelles que soient les difficultés créées
par l'ennemi, cette lutte contre nous-mêmes est la plus
difficile, aussi bien au moment présent que dans l'avenir
de nos peuples.
Cette lutte est l'expression des
contradictions internes de la réalité économique,
sociale et culturelle (et donc historique) de chacun de nos pays.
Nous sommes convaincus que toute
révolution nationale ou sociale qui ne possède
pas comme base fondamentale la connaissance de cette réalité,
risque fort d'être condamnée à l'insuccès,
sinon à l'échec.
L'ABSENCE D'IDEOLOGIE
Quand le peuple africain affirme dans son langage simple que
" pour chaude que soit l'eau de la source, elle ne cuira
pas ton riz ", il énonce, avec une singulière
simplicité, un principe fondamental non seulement de physique,
mais aussi de science politique.
Nous savons en effet que le déroulement
d'un phénomène en mouvement, quel que soit son
conditionnement extérieur, dépend principalement
de ses caractéristiques intérieures. Nous savons
aussi que, sur le plan politique - même si la réalité
des autres est plus belle et attrayante - notre propre réalité
ne peut être transformée que par sa connaissance
concrète, par nos efforts et par nos propres sacrifices.
Il est bon de se rappeler, dans
cette ambiance tricontinentale, où les expériences
et les exemples abondent, que, si grande que soit la similitude
des cas en présence et l'identité de nos ennemis,
la libération nationale et la révolution sociale
ne sont pas des marchandises d'exportation ; elles sont - et
chaque jour davantage - le produit d'une élaboration locale,
nationale, plus ou moins influencées par des facteurs
extérieurs (favorables et défavorables), mais essentiellement
déterminés et conditionnés par la réalité
historique de chaque peuple, et consolidés par la victoire
ou la solution correcte des contradictions internes entre les
diverses catégories qui caractérisent cette réalité.
Le succès de la révolution
cubaine, qui se déroule à quelques centaines de
kilomètres de la plus grande force impérialiste
et antisocialiste de tous les temps, nous semble être,
dans son contenu et dans sa forme d'évolution, une illustration
pratique et concluante de la validité du principe déjà
mentionné.
Nous devons reconnaître, toutefois,
que nous-mêmes et les autres mouvements de libération
en général (nous nous référons surtout
à l'expérience africaine) n'avons pas su apporter
toute l'attention nécessaire à ce problème
important de notre lutte commune.
Le défaut idéologique,
pour ne pas dire le manque total d'idéologie, au sein
des mouvements de libération nationale - ce qui se justifie
à la base par l'ignorance de la réalité
historique que ces mouvements prétendent transformer -
constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse
de notre lutte contre l'impérialisme.
Nous croyons néanmoins qu'un
nombre suffisant d'expériences variées a déjà
été accumulé pour permettre de définir
une ligne générale de pensée et d'action
afin d'éliminer cette déficience.
Une ample discussion sur ce sujet
pourrait être utile, permettant à cette conférence
d'apporter une précieuse contribution au renforcement
de l'action actuelle et future des mouvements de libération
nationale.
Ce serait là une forme concrète
d'aide à ces mouvements, et, à notre avis, d'importance
non moindre que les soutiens politique et financier ou en armes.
C'est dans l'intention de contribuer, bien que modestement, à
ce débat, que nous présentons ici notre opinion
sur les fondements et les objectifs de la libération nationale
en rapport avec la structure sociale.
Cette opinion nous est dictée
par notre expérience dans la lutte et l'appréciation
critique d'autres expériences. A ceux qui lui voient un
caractère théorique, il nous faut rappeler que
toute pratique engendre une théorie.
Et que, s'il est vrai qu'une révolution
peut échouer, même alimentée par des théories
parfaitement conçues, personne n'a encore réalisé
une révolution victorieuse sans théorie révolutionnaire.
LA LUTTE
DE CLASSES
Ceux qui affirment - et, à notre point de vue, avec raison
- que la force motrice de l'histoire est la lutte de classes
seraient certainement d'accord pour réviser cette assertion,
afin de la préciser et de lui donner un champ d'application
encore plus vaste, s'ils connaissaient plus profondément
les caractéristiques essentielles de certains peuples
colonisés, c'est-à-dire dominés par l'impérialisme.
En effet, dans l'évolution
générale de l'humanité et de chacun des
peuples qui la composent, les classes n'apparaissent ni comme
phénomène généralisé et simultané
dans la totalité de ces groupes ni comme un tout achevé,
parfait, uniforme et spontané.
La définition de classes
au sein d'un groupe ou de plusieurs groupes humains est une conséquence
fondamentale du développement progressif des forces productives
et des caractéristiques de la distribution des richesses,
produites par ce groupe ou dérobées à d'autres
groupes.
C'est-à-dire que le phénomène
socio-économique " classe " surgit et se développe
en fonction d'au moins deux variables essentielles et interdépendantes
: le niveau des forces productives et le régime de propriété
des moyens de production.
Ce développement s'opère
lentement, graduellement et d'une manière inégale,
par des variations quantitatives et généralement
peu perceptibles des composantes fondamentales, processus qui,
à partir d'un certain degré d'accumulation, aboutit
à un saut qualitatif, se traduisant par l'apparition de
classes et du conflit entre les classes.
Des facteurs extérieurs à
un ensemble socio-économique en mouvement donné
peuvent influencer, d'une manière plus ou moins significative,
le processus de développement des classes, l'accélérant,
le freinant, voire provoquant des régressions.
Quand, pour une raison quelconque,
cesse l'influence de ces facteurs, le processus reprend son indépendance
et son rythme se détermine alors, non seulement par les
caractéristiques internes spécifiques de l'ensemble,
mais aussi par la résultante de l'effet produit sur lui
par l'action temporaire des facteurs extérieurs.
Sur le plan strictement intérieur,
le rythme du processus peut varier, mais reste continu et progressif.
Les progrès brusques sont
possibles, seulement en fonction d'altérations violentes
- mutations - du niveau des forces productives ou du régime
de la propriété.
Ces transformations violentes opérées
à l'intérieur du processus de développement
des classes, comme résultat de mutations survenues au
niveau des forces productives ou dans le régime de propriété,
il a été convenu de les appeler en langage économique
et politique : révolutions.
On constate, d'autre part, que les
possibilités de ce processus sont influencées,
d'une façon appréciable, par des facteurs extérieurs,
en particulier par l'interaction des ensembles humains, considérablement
accrue par le progrès des moyens de transport et de communication
qu'ont créés le monde et l'humanité, éliminant
l'isolement entre les groupes humains d'une même région,
entre les régions d'un même continent et entre les
continents.
Ce progrès caractéristique
d'une longue phase historique qui débuta par l'invention
du premier moyen de transport était déjà
plus évident au temps des voyages puniques et dans la
colonisation grecque et s'est accentué avec les découvertes
maritimes, l'invention de la machine à vapeur et la découverte
de l'électricité.
Et de nos jours, avec la domestication
progressive de l'énergie atomique, il est possible de
promettre, sinon de semer l'homme dans les étoiles, du
moins d'humaniser l'univers.
Ce qui vient d'être dit permet
de poser la question suivante : est-ce que l'histoire commence
seulement à partir du moment où se développe
le phénomène " classe " et par conséquent
la lutte de classes ?
Répondre affirmativement
serait situer hors de l'histoire toute la période de vie
des groupes humains qui va de la découverte de la chasse,
et postérieurement de l'agriculture nomade et sédentaire,
à la création des troupeaux et à l'appropriation
privée de la terre.
Ce serait aussi alors - et nous
nous refusons à l'accepter - considérer que plusieurs
groupes humains d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine,
vivaient sans histoire, ou en dehors de l'histoire, au moment
où ils furent soumis au joug de l'impérialisme.
Ce serait considérer que
des populations de nos pays, telles que les Balantes de Guinée,
les Kouaniama d'Angola et les Maconde du Mozambique vivent encore
aujour-d'hui - si nous faisons abstraction des légères
influences du colonialisme auxquelles elles furent soumises -
en dehors de l'histoire, ou n'ont pas d'histoire.
Ce refus, basé d'ailleurs
sur la connaissance concrète de la réalité
socio-économique de nos pays et sur l'analyse du processus
de développement du phénomène " classe
", tel que nous l'avons vu antérieurement, nous porte
à admettre que, si la lutte des classes est la force motrice
de l'histoire, elle l'est à une certaine période
historique.
Cela veut dire qu'avant la lutte
des classes - et nécessairement après la lutte
des classes, car dans ce monde il n'y a pas d'avant sans après
- un facteur, ou des facteurs, fut et sera le moteur de l'histoire.
Nous admettons sans peine que ce
facteur de l'histoire de chaque groupe humain est le mode de
production - le niveau des forces productives et le régime
de propriété - qui caractérise ce groupement.
Comme on l'a vu, la définition
de classe et la lutte des classes sont elles-mêmes l'effet
du développement des forces productives, conjugué
avec le régime de propriété des moyens de
production.
Il nous semble donc correct de conclure
que le niveau des forces productives, élément déterminant
essentiel du contenu et de la forme de la lutte des classes,
est la force motrice véritable et permanente de l'histoire.
Si nous acceptons cette conclusion,
alors s'estompent les doutes qui troublaient notre esprit.
Parce que si, d'un côté,
nous constatons que l'existence de l'histoire avant la lutte
des classes est garantie, et évitons par là, à
quelques groupements humains de nos pays - et peut-être
de notre continent - la triste condition de peuples sans histoire,
nous dégageons, d'un autre côté, la continuité
de l'histoire, même après la disparition de la lutte
de classes pu des classes elles-mêmes.
Et comme ce n'est pas nous qui avons
postulé - sur des bases scientifiques - le fait de la
disparition des classes comme une fatalité historique,
nous sommes satisfaits de cette conclusion qui, dans une certaine
mesure, rétablit une cohérence et donne en même
temps aux peuples qui, comme celui de Cuba, sont en train de
construire le socialisme, l'agréable certitude qu'ils
ne déboucheront pas sur la fin de leur histoire lorsque
se terminera le processus de liquidation du phénomène
" classe " et de la lutte des classes au sein de l'ensemble
socio-économique.
L'éternité n'est pas
de ce monde, mais l'homme survivra aux classes et continuera
à produire et à faire l'histoire, car il ne peut
se libérer du fardeau de ses besoins, de ses mains et
de son cerveau, qui sont à la base du développement
des forces productives.
SUR LE MODE DE
PRODUCTION
Ce qui a été dit et
la réalité actuelle de notre temps nous permettent
d'admettre que l'histoire d'un groupe humain ou de l'humanité
se développe au moins en trois phases :
- A la première correspond
un bas niveau des forces
productives - de la domination de l'homme sur la nature - ;
le mode de production a un caractère élémentaire,
il n'existe
pas encore d'appropriation privée des moyens de production,
il n'y a pas de classes, ni, par conséquent, de lutte
de classes.
- Dans la seconde, l'élévation
du niveau des forces pro
ductives conduit à l'appropriation privée des moyens
de pro
duction, complique progressivement le mode de production,
provoque des conflits d'intérêt au sein de l'ensemble
socio-
économique en mouvement, rend possible l'apparition du
phénomène " classe " et donc, de la lutte
de classes, expres
sion sociale de la contradiction dans le domaine économique
entre le mode de production et l'appropriation privée
des
moyens de production.
- La troisième, à
partir d'un niveau donné des forces
productives, rend possible et réalise la liquidation de
l'appro
priation privée des moyens de production, l'élimination
du
phénomène " classe " et donc, de la
lutte des classes. Des
forces nouvelles et ignorées dans le processus historique
de
l'ensemble socio-économique se déchaînent
alors.
La première phase correspondrait,
en langage politico-économique, à la société
communautaire agricole et d'élevage, dans laquelle la
structure sociale est horizontale, sans Etat ; la seconde aux
sociétés agraires féodales ou assimilées
et agro-industrielles bourgeoises ; ici la structure sociale
se développe verticalement, avec Etat ; la troisième
phase correspondrait aux sociétés socialistes et
communistes, dans lesquelles l'économie est surtout, si
ce n'est exclusivement, industrielle (car l'agriculture elle-même
devient une forme d'industrie) et dans lesquelles l'Etat tend
progressivement à sa disparition, ou disparaît,
et où la structure sociale retourne à l'horizontalité,
à un niveau supérieur des forces productives, des
relations sociales et d'appréciation des valeurs humaines.
Au niveau de l'humanité ou
d'une partie de l'humanité (groupes humains d'une même
région, d'un ou plusieurs continents), ces trois phases
(ou deux d'entre elles) peuvent être simultanées
comme le prouve la réalité actuelle aussi bien
que le passé.
Ceci résulte du développement
inégal des sociétés humaines, soit pour
des raisons internes, soit par l'influence accélératrice
ou retardatrice sur leur évolution d'un ou plusieurs facteurs
extérieurs.
D'autre part, dans le processus
historique d'un ensemble socio-économique donné,
chacune des phases dont nous avons parlé contient, à
partir d'un certain niveau de transformation, les germes de la
phase suivante.
Nous devons faire remarquer aussi
que, dans la phase actuelle de la vie de l'humanité et
pour un ensemble socio-économique donné, la succession
dans le temps des trois phases caractéristiques n'est
pas indispensable.
Quel que soit le niveau actuel de
ses formes productives et de la structure sociale qui la caractérise,
une société peut franchir rapidement les étapes
définies et appropriées aux réalités
concrètes locales (historiques et humaines) pour atteindre
une Ehase supérieure d'existence.
Ce progrès dépend
des possibilités concrètes du développement
de ses forces productives, lui-même conditionné
principalement par la nature du pouvoir politique qui dirige
la société, c'est-à-dire par le genre d'Etat
ou, si l'on veut, par le caractère de la classe ou des
classes qui dominent au sein de cette société.
Une analyse plus détaillée nous montrerait que
la possibilité d'un tel bond dans le processus historique
résulte fondamentalement, dans le domaine économique,
de la force des moyens dont l'homme peut disposer dans le moment
pour dominer la nature, et, sur le plan politique, de cet événement
nouveau, qui a transformé radicalement l'aspect du monde
et la marche de l'histoire : la création des Etats socialistes.
Nous voyons donc que nos peuples,
quels que soient les stades de leur développement économique,
ont leur propre histoire.
Quand ils ont été soumis à la domination
impérialiste, le processus historique de chacun de nos
peuples (ou des groupes humains qui constituent chacun d'eux)
a été soumis à l'action violente d'un facteur
extérieur.
Cette action - l'impact de l'impérialisme
sur nos sociétés - ne pouvait qu'influencer le
processus de développement des forces productives de nos
pays et la structure sociale de nos peuples, de même que
le contenu et la forme de nos luttes de libération nationales.
Mais nous voyons aussi que, dans
le contexte historique où ces luttes se développent,
il existe pour nos peuples la possibilité concrète
de passer de la situation d'exploitation et de sous-développement
où ils se trouvent à un stade nouveau du processus
historique, lequel peut les conduire à une forme supérieure
d'existence économique, sociale et culturelle.
L'IMPERIALISME
Le rapport politique élaboré
par le Comité international préparatoire de cette
conférence, auquel nous réaffirmons notre appui
entier, a situé d'une manière claire et dans une
analyse succincte l'impérialisme dans son contexte économique
et dans ses coordonnées historiques.
Nous ne répéterons
pas ici ce qui a déjà été dit dans
cette assemblée.
Nous dirons simplement que l'impérialisme
peut être défini comme l'expression mondiale de
la recherche de bénéfices et l'obtention de plus-values
toujours plus grandes de la part du capital monopoliste et financier,
accumulé dans deux régions du monde : en Europe
d'abord, et par la suite en Amérique du Nord.
Et si nous voulons situer le fait
impérialiste dans la trajectoire générale
de l'évolution de ce facteur transcendant qui a modifié
la face du monde, le capital et le processus de son accumulation,
nous pourrions dire que l'impérialisme est la piraterie
transplantée des océans à la terre ferme,
piraterie réorganisée, consolidée et adaptée
à l'objectif de l'exploitation des ressources matérielles
et humaines de nos peuples.
Mais si nous parvenons à
analyser avec sérénité le phénomène
impérialiste, nous ne scandaliserons personne en reconnaissant
que l'impérialisme - tout prouve qu'il est, en réalité,
la dernière phase de l'évolution du capitalisme
- a été une nécessité historique,
une conséquence de l'essor des forces productives et des
transformations des moyens de production dans le contexte général
de l'humanité, considérée comme un tout
en mouvement.
Une nécessité, comme
le sont, actuellement, la libération nationale des peuples,
la destruction du capitalisme et l'avènement du socialisme.
Ce qui importe à nos peuples,
c'est de savoir si l'impérialisme, comme capital en action,
a rempli ou non dans nos pays la mission historique qui lui était
réservée : accélération du processus
de développement des forces productives, et transformation
dans le sens de la complexité des caractéristiques
des moyens de production ; approfondissement de la différenciation
des classes avec le développement de la bourgeoisie, et
intensification de la lutte de classes ; augmentation appréciable
du niveau de vie économique, social et culturel des populations.
On a également intérêt
à examiner quelles sont les influences ou les effets de
l'action impérialiste sur les structures sociales et le
processus historique de nos peuples.
Nous ne ferons ici ni le procès
ni une élégie sur l'impérialisme, mais nous
dirons seulement que, tant sur le plan économique que
sur les plans social et culturel, le capital impérialiste
n'a pas, et de loin, rempli dans nos pays la mission historique
réalisée par le capital dans les pays d'accumulation.
Cela signifie que si d'un côté
le capital impérialiste a eu, dans la plupart des pays
dominés, la simple fonction de multiplier les plus-values,
on voit d'autre part que la capacité historique du capital
(comme accélérateur indestructible du processus
de développement des forces productives) dépend
strictement de sa liberté, c'est-à-dire du degré
d'indépendance avec lequel on l'utilise.
Cependant, nous devons reconnaître
que, dans certains cas, le capital impérialiste ou le
capitalisme moribond a suffisamment eu d'intérêts,
de force et de temps pour, outre construire des villes, augmenter
le niveau des forces productives et permettre à une minorité
de la population autochtone d'atteindre un niveau de vie meilleur
ou même privilégié, contribuant ainsi à
un processus que certains appelleraient dialectique, pour l'approfondissement
des contradictions au sein des sociétés en question.
En d'autres cas, encore plus rares,
a existé la possibilité d'accumulation du capital,
créant les conditions de développement d'une bourgeoisie
locale.
Pour ce qui se rapporte aux effets
de la domination impérialiste sur la structure sociale
et le processus historique de nos peuples, il est utile d'examiner,
tout d'abord, quelles sont les formes générales
de domination de l'impérialisme.
Elles sont au moins deux :
1 ) Domination directe - au moyen
d'un pouvoir politique composé d'agents étrangers
au peuple dominé (forces armées, police, agents
de l'administration et colons) - qu'on est convenu d'appeler
colonialisme classique ou colonialisme ;
2) Domination indirecte - au moyen d'un pouvoir politique composé,
dans sa majorité ou sa totalité, d'agents autochtones
- qu'on est convenu d'appeler néo-colonialisme.
Dans le premier cas, la structure sociale du peuple dominé,
quelle que soit l'étape dans laquelle il se trouve, peut
subir les conséquences suivantes :
a) Destruction complète,
accompagnée, en général, de la
liquidation immédiate ou progressive de la population
au
tochtone et, en conséquence, remplacement de celle-ci
par
une population allogène ;
b) Destruction partielle, en général
accompagnée de la
fixation, plus ou moins importante, d'une population allogène
;
c) Conservation apparente, conditionnée par le confinement
de la société autochtone dans des zones ou réserves
et généralement dépourvues de possibilités
de vie, accompagnée de l'implantation massive d'une population
allogène.
Les deux derniers cas sont ceux
qu'il nous importe de considérer dans le cadre de la problématique
de la libération nationale et sont largement représentés
en Afrique.
On peut dire que dans n'importe
lequel d'entre eux, l'impact de l'impérialisme dans le
processus historique du peuple dominé se traduit par la
paralysie, la stagnation (même dans quelques cas la régression)
de ce processus. Cette paralysie n'est tout de même pas
complète.
Dans l'un ou l'autre secteur de
l'ensemble socio-économique en question, on peut s'attendre
à des transformations sensibles motivées par l'action
permanente de quelques facteurs intérieurs (locaux) ou
résultant de l'action de nouveaux facteurs introduits
par la domination coloniale, tels le cycle de la monnaie et le
développement des concentrations urbaines.
Parmi ces transformations, il convient
de relever, en certains cas, la perte progressive du prestige
des classes ou secteurs dirigeants autochtones, l'exode forcé
ou volontaire d'une partie de la population paysanne vers les
centres urbains, avec le développement consécutif
de nouvelles couches sociales : travailleurs salariés,
fonctionnaires, employés de commerce et des professions
libérales, et une couche instable de sans-emploi.
A la campagne, surgit avec une intensité
très variable et toujours liée au milieu urbain,
une couche constituée par de petits propriétaires
agricoles.
Dans le cas du néo-colonialisme,
que la majorité de la population colonisée soit
autochtone ou allogène, l'action impérialiste s'oriente
dans le sens de la création d'une bourgeoisie ou pseudo-bourgeoisie
locale, inféodée à la classe dirigeante
du pays dominateur.
Les transformations dans la structure
sociale ne sont pas si marquées dans les couches inférieures,
surtout à la campagne, qui conserve principalement les
caractéristiques de la phase coloniale ; mais la création
d'une pseudo-bourgeoisie autochtone qui, en général,
se développe à partir d'une petite bourgeoisie
bureaucratique et des intermédiaires du cycle commercial
(compradores), accentue la différenciation des couches
sociales, ouvre, par le renforcement de l'activité économique
d'éléments locaux, de nouvelles perspectives à
la dynamique sociale, notamment avec le développement
progressif d'une classe ouvrière urbaine, l'installation
de propriétés agricoles privées et l'apparition
progressive d'un prolétariat agricole.
Ces transformations plus ou moins
sensibles de la structure sociale, déterminées
par une augmentation appréciable du niveau des forces
productives, ont une influence directe sur le processus historique
de l'ensemble socio-économique en question.
Tandis que dans le colonialisme
classique ce processus est gelé, la domination néocolonialiste,
en permettant le réveil de la dynamique sociale (des conflits
d'intérêts dans les couches sociales autochtones
ou de la lutte des classes) crée l'illusion que le processus
historique retourne à une évolution normale.
Cette illusion se renforcera par
l'existence d'un pouvoir politique (Etat national) composé
par des éléments autochtones.
Ce n'est là en fait qu'illusion
car, en réalité, l'inféodation de la classe
" dirigeante " locale à la classe dirigeante
du pays dominateur limite ou empêche le développement
des forces productives nationales.
Mais dans les conditions concrètes
de l'économie mondiale de notre temps, cette dépendance
est une fatalité, et par conséquent la pseudo-bourgeoisie
locale, quel que soit le degré de son nationalisme, ne
peut exercer efficacement sa fonction historique ; elle ne peut
orienter librement le développement des forces productives
: en un mot, elle ne peut être bourgeoisie nationale.
Or, comme on l'a vu, les forces
productives sont le moteur de l'histoire, et la liberté
totale du processus de leur développement est la condition
indispensable à leur plein fonctionnement.
On voit, par conséquent,
que, tant dans le colonialisme que dans le néo-colonialisme,
la caractéristique essentielle de la domination impérialiste
demeure : négation du processus historique du peuple dominé,
au moyen de l'usurpation violente de la liberté du processus
de développement des forces productives nationales.
Cette constatation qui identifie
dans leur essence les deux formes apparentes de domination impérialiste
nous paraît être d'une importance primordiale pour
la pensée et l'action des mouvements de libération,
tant au cours de la lutte qu'après la conquête de
l'indépendance.
Nous appuyant sur ce qui a été
dit, il est possible d'affirmer que la libération nationale
est le phénomène consistant, dans un ensemble socio-économique
déterminé, à nier la négation de
son processus historique.
En d'autres termes, la libération
nationale d'un peuple est la reconquête de la personnalité
historique de ce peuple, elle est son retour à l'histoire
au moyen de la destruction de la domination impérialiste
à laquelle il était soumis.
Nous avons vu que l'usurpation par
la violence de la liberté du processus de développement
des forces productives de l'ensemble socio-économique
dominé constitue la caractéristique principale
et permanente de la domination impérialiste, quelle que
soit sa forme.
Nous avons vu également que
seule cette liberté, et elle seule, peut garantir la normalisation
du processus historique d'un peuple. Par conséquent, nous
pouvons conclure qu'il y a libération nationale quand,
et seulement quand, les forces productives nationales sont complètement
libérées de toute espèce de domination étrangère.
Il est banal de dire que la libération
nationale se fonde sur le droit de tous les peuples à
disposer librement de leur destin et que l'objectif de cette
libération est l'obtention de l'indépendance nationale.
Quoique nous ne soyons pas en désaccord
avec cette manière vague et subjective d'exprimer une
réalité complexe, nous préférons
être objectifs, car, pour nous, le fondement de la libération
nationale, quelles que soient les formules adoptées au
niveau du droit international, réside dans le droit inaliénable
de chaque peuple à avoir sa propre histoire, et l'objectif
de la libération nationale est la reconquête de
ce droit usurpé par l'impérialisme, à savoir
la libération du processus de développement des
forces productives nationales.
Pour cette raison, à notre
avis, tout mouvement de libération nationale qui ne tient
pas compte de ce fondement et de cet objectif peut certes lutter
contre l'impérialisme, mais il ne luttera pas de cette
façon pour la libération nationale.
Cela implique que, compte tenu des caractéristiques essentielles
de l'économie mondiale de notre temps ainsi que des expériences
déjà vécues dans le domaine de la lutte
anti-impérialiste, l'aspect principal de la lutte de libération
nationale est la lutte contre le néo-colonialisme.
D'autre part, si nous considérons
que la libération nationale exige que survienne une mutation
profonde dans le processus de développement des forces
productives, nous voyons que ce phénomène de la
libération nationale correspond nécessairement
à une révolution.
Ce qui importe c'est d'être
conscient des conditions objectives et subjectives dans lesquelles
cette révolution se fait, et de connaître les formes
ou la forme de lutte la plus appropriée à sa réalisation.
Nous n'allons pas répéter ici que ces conditions
sont fran chement favorables au stade actuel de l'histoire de
l'humanité; il suffit de rappeler qu'il existe aussi des
facteurs défavorables, aussi bien sur le plan international
que sur le plan intérieur de chaque nation dans sa lutte
pour la libération.
Sur le plan international, il nous
paraît que les facteurs suivants sont pour le moins défavorables
au mouvement de libération nationale : la situation néo-coloniale
d'un grand nombre d'Etats ayant accédé à
l'indépendance politique, s'ajoutant à d'autres
ayant déjà accède à cette situation
;
les progrès réalisés
par le néo-capitalisme, en particulier en Europe, où
l'impérialisme a recours à des investissements
préférentiels, encourageant le développement
d'un prolétariat privilégié avec, comme
conséquence, la diminution du niveau révolutionnaire
des classes laborieuses ;
la situation néocoloniale
ouverte ou déguisée de quelques Etats européens
qui, comme le Portugal, possèdent encore des colonies
; la politique dite " aide aux pays sous-développés
" pratiquée par l'impérialisme dans le but
de créer ou de renforcer les pseudo-bourgeoisies autochtones,
nécessairement inféodées à la bourgeoisie
internationale, et de barrer ainsi la route à la révolution
;
la claustrophobie et la timidité
révolutionnaire, qui amènent quelques Etats nouvellement
indépendants et disposant de conditions économiques
et politiques intérieures favorables à la révolution
à accepter des compromis avec l'ennemi ou avec ses agents
; les contradictions croissantes entre Etats anti-impérialistes
et, finalement, les menaces, du côté de l'impérialisme,
contre la paix mondiale dans la perspective d'une guerre atomique.
Ces facteurs contribuent à
renforcer l'action de l'impérialisme contre le mouvement
de libération nationale.
Si l'intervention répétée
et l'agressivité croissante de l'impérialisme contre
les peuples peuvent être interprétés comme
un signe de désespoir face à l'ampleur du mouvement
de libération nationale, elles s'expliquent, dans une
certaine mesure, par les faiblesses suscitées par ces
facteurs défavorables au sein du front général
de la lutte anti-impérialiste.
Sur le plan intérieur, nous
croyons que la faiblesse ou les facteurs défavorables
les plus importants résident dans la structure socio-économique
et dans les tendances de son évolution sous la pression
impérialiste, ou, pour mieux préciser, dans le
peu ou le manque d'attention accordée aux caractéristiques
de cette structure et de ces tendances, pai les mouvements de
libération nationale, dans l'élaboration de leur
stratégie de lutte.
Ce point de vue ne prétend
pas diminuer l'importance d'autres facteurs internes défavorables
à la libération nationale, tels que le sous-développement
économique, le retard social des niasses populaires qui
en découle, le tribalisme et autres contradictions de
moindre importance.
Il convient pourtant de signaler
que l'existence des tribus ne se manifeste comme une contradiction
importante qu'en fonction d'attitudes opportunistes, provenant
généralement d'individus ou de groupes détribalisés,
au sein du mouvement de libération nationale.
Les contradictions entre classes,
mêmes quand celles-ci sont embryonnaires, sont beaucoup
plus importantes que les contradictions entre tribus.
Quoique la situation coloniale et
la situation néo-coloniale soient identiques, en essence,
et que l'aspect principal de la lutte contre l'impérialisme
soit l'aspect néo-colonialiste, nous croyons indispensable
de distinguer dans la pratique ces deux situations.
En effet, la structure horizontale
de la société autochtone, bien que plus ou moins
différenciée, et l'absence d'un pouvoir politique
composé d'éléments nationaux, facilitent,
dans la situation coloniale, la création d'un ample front
d'unité et de lutte, indispensable au succès du
mouvement de libération nationale.
Mais cette possibilité ne
nous dispense pas de l'analyse rigoureuse de la structure sociale
indigène, des tendances de son évolution et de
l'adop tion dans la pratique de mesures appropriées pour
garantir une vraie libération nationale.
Parmi ces mesures, tout en admettant
que chacun sait mieux que quiconque ce qu'il doit faire chez
lui, il nous semble indispensable de voir se créer une
avant-garde solidement unie et consciente de la vraie signification
et de l'objectif de la lutte de libération nationale qu'elle
doit diriger.
Cette nécessité est
d'autant plus pressante qu'on sait que, à de rares exceptions
près, la situation coloniale ne permet ni ne réclame
l'existence significative de classes d'avant-garde (classe ouvrière
consciente d'elle-même et prolétariat rural) qui
pourraient assurer la vigilance des masses populaires sur l'évolution
du mouvement de libération.
Inversement, le caractère
généralement embryonnaire des classes laborieuses
et la situation économique, sociale et culturelle de la
force physique la plus importante de la lutte de libération
nationale - les paysans - ne permettent pas aux deux forces principales
de cette lutte de distinguer, par elles-mêmes, la vraie
indépendance nationale de l'indépendance politique
factice.
Seule une avant-garde révolutionnaire,
généralement une minorité active, peut donner
conscience dès le début de cette différence,
et la porter, à travers la lutte, à la connaissance
des masses populaires.
Cela explique le caractère
fondamentalement politique de la lutte de libération nationale
et donne, dans une certaine mesure, l'importance de la forme
de lutte dans le résultat final du phénomène
de libération nationale.
Dans la situation néo-coloniale,
la structuration plus ou moins accentuée de la société
indigène dans la verticale, et l'existence d'un pouvoir
politique composé d'éléments autochtones
- Etat national - aggravent, déjà, les contradictions
au sein de cette société, et rendent difficile,
sinon impossible, la création d'un front uni aussi vaste
que dans le cas colonial.
D'un côté, les effets
matériels (principalement la nationalisation des cadres
et l'augmentation de l'initiative économique de l'élément
indigène, en particulier sur le plan commercial) et psychologiques
(orgueil de se croire dirigé par ses propres compatriotes,
exploitation de la solidarité d'ordre religieux ou tribal
entre quelques dirigeants et une
fraction des masses populaires) contribuent à mobiliser
une partie considérable des forces nationalistes.
Mais, d'autre part, le caractère
nécessairement répressif de l'Etat néocolonial
contre les forces de libération nationale, l'aggravation
des contradictions de classes, la permanence objective d'agents
et de signes de la domination étrangère (colons
qui conservent leurs privilèges, forces armées,
discrimination raciale), la paupérisation croissante
du paysannat, et l'influence plus ou moins notoire de facteurs
extérieurs, contribuent à maintenir la flamme du
nationalisme, et à élever progressivement la conscience
de vastes secteurs populaires, et à réunir, en
s'appuyant précisément sur la conscience de la
frustration néo-colonialiste, la majorité de la
population autour de l'idéal de libération nationale.
En outre, tandis que la classe
dirigeante autochtone s'embourgeoise progressivement,
le développement d'une classe laborieuse composée
d'ouvriers de la ville et de prolétaires agricoles, tous
exploités par la domination indirecte de l'impérialisme,
ouvre des perspectives nouvelles à l'évolution
de la libération nationale.
Cette classe laborieuse, quel que
soit son degré de conscience politique (au-delà
d'une limite minimum, qui est la conscience de ses besoins) paraît,
dans le cas néo-colonial, constituer la vraie avant-garde
populaire de la lutte de libération nationale.
Mais elle ne pourra réaliser
complètement sa mission dans le cadre de cette lutte (qui
ne finit pas avec la conquête de l'indépendance)
si elle ne s'unit pas solidement avec les autres couches exploitées,
les paysans en général (employés, fermiers,
métayers, petits propriétaires agricoles) et la
petite bourgeoisie nationaliste.
La réalisation de cette alliance
exige la mobilisation et l'organisation des forces nationalistes
dans le cadre (ou par l'action) d'une organisation politique
forte et bien structurée.
Une autre distinction importante entre la situation coloniale
et la néo-coloniale réside dans les perspectives
de la lutte.
Dans le cas colonial (où
la nation-classe combat contre les forces de répression
de la bourgeoisie du pays colonisateur), la lutte peut conduire,
du moins en apparence, à une solution nationaliste : la
nation conquiert son indépendance et adopte, en hypothèse,
la structure économique qui lui convient le mieux.
Le cas néo-colonial (où
les classes laborieuses et leurs alliés luttent simultanément
contre la bourgeoisie impérialiste et la classe dirigeante
autochtone) ne se résout pas par une solution nationaliste
; elle exige la destruction de la structure capitaliste implantée
par l'impérialisme dans le territoire national, et postule
justement une solution socialiste.
Cette distinction résulte
principalement de la différence de niveau des forces productives
dans les deux cas et de l'aggravation consécutive de la
lutte des classes.
Il ne serait pas difficile de démontrer que, dans le temps,
cette distinction est à peine apparente.
Il suffit de se rappeler que nos
conditions historiques actuelles - liquidation de l'impérialisme
qui par tous les moyens perpétue sa domination sur nos
peuples, et consolidation du socialisme dans une partie considérable
du monde - font qu'il n'y a que deux voies possibles pour une
nation indépendante : retourner à la domination
impérialiste (néo-colonialisme, capitalisme, capitalisme
d'Etat), ou adoption de la voie socialiste.
Cette option dont dépend
la compensation des efforts et des sacrifices des masses populaires
au cours de la lutte est fortement influencée par la forme
de combat et par le degré de conscience révolutionnaire
de ceux qui la dirigent.
LE ROLE DE LA
VIOLENCE
Les faits nous dispensent de prouver
que l'instrument essentiel de la domination impérialiste
est la violence.
Si nous acceptons le principe selon
lequel la lutte de libération est une révolution,
et qui ne finit pas au moment où l'on hisse le drapeau
et se joue l'hymne national, nous verrons qu'il n'y a, ni ne
peut y avoir, libération nationale, sans l'usage de la
violence libératrice de la part des forces nationalistes,
pour répondre à la violence criminelle des agents
de l'impérialisme.
Personne ne doute que, quelles que
soient les caractéristiques locales, la domination impérialiste
implique un état de violence permanente contre les forces
nationalistes.
Il n'y a pas de peuple sur terre
qui, ayant été soumis au joug impérialiste
(colonialiste ou néocolonialiste), ait conquis son indépendance
(nominale ou effective) sans victimes. Ce qui importe c'est de
déterminer quelles sont les formes de violence qui doivent
être utilisées par les forces de libération
nationale, pour répondre non seulement à la violence
de l'impérialisme, mais aussi pour garantir par la lutte
la victoire finale de sa cause : la véritable indépendance
nationale.
Les expériences du passé
et du présent, vécues par certains peuples, la
situation actuelle de la lutte de libération nationale
dans le monde (spécialement au Vietnam, au Congo et au
Zimbabwe), ainsi que la situation de violence permanente, ou
tout au moins de contradictions et de sursauts, dans laquelle
se trouvent certains pays ayant conquis leur indépendance
par la voie dite pacifique, nous démontrent que non seulement
les compromis avec l'impérialisme sont inopérants,
mais aussi que la voie normale de libération nationale,
imposée aux peuples par la répression impérialiste,
est la lutte année.
Nous ne croyons pas scandaliser
cette Assemblée en affirmant que la voie unique et efficace
pour la réalisation définitve des aspirations des
peuples, c'est-à-dire pour l'obtention de la libération
nationale, est la lutte armée.
C'est là la grande leçon
que l'histoire contemporaine de la lutte de libération
enseigne à tous ceux qui sont véritablement engagés
dans l'effort de libération de leurs peuples.
SUR LA PETITE
BOURGEOISIE
Il est évident qu'aussi bien
l'efficacité de cette voie que la stabilité de
la situation à laquelle elle conduit, après la
libération, dépendent non seulement des caractéristiques
de l'organisation de la lutte, mais aussi de la conscience politique
et morale de ceux qui, pour des raisons historiques, sont à
même d'être les héritiers immédiats
de l'Etat colonial ou néo-colonial.
Car les faits ont démontré
que le seul secteur social capable d'avoir conscience de la réalité
de la domination impérialiste et de diriger l'appareil
d'Etat hérité de cette domination, est la petite
bourgeoisie autochtone.
Si nous tenions compte des caractéristiques
aléatoires, de la complexité des tendances naturelles
inhérentes à la situation économique de
cette couche sociale ou classe, nous verrions que cette fatalité
spécifique de notre situation constitue l'une des faiblesses
du mouvement de libération nationale.
La situation coloniale qui n'admet
pas le développement d'une pseudo-bourgeoisie autochtone
et dans laquelle les masses populaires n'atteignent pas en général
le degré nécessaire de conscience politique avant
le déchaînement du phénomène de libération
nationale, offre à la petite bourgeoisie l'opportunité
historique de diriger la lutte contre la domination étrangère,
pour être, de par sa situation objective et subjective
(niveau de vie supérieur à celui des masses, contacts
plus fréquents avec les agents du colonialisme, et donc
plus d'occasions d'être humiliés, degré d'instruction
et de culture politique plus élevé, etc.) la couche
qui prend le plus rapidement conscience du besoin de se libérer
de la domination étrangère.
Cette responsabilité historique
est assumée par le secteur de la petite bourgeoisie que
l'on peut, dans le contexte colonial, appeler révolutionnaire,
tandis que les autres secteurs se maintiennent dans le doute
caractéristique de ces classes où s'allient au
colonialisme, pour défendre - quoique illusoirement -
leur situation sociale.
La situation néo-coloniale,
qui exige la liquidation de la pseudo-bourgeoisie autochtone
pour que se réalise la libération nationale, donne
aussi à la petite bourgeoisie l'opportunité de
remplir un rôle de premier plan - et même décisif
- dans la lutte pour la liquidation de la domination étrangère.
Mais, en ce cas, en vertu des progrès
réalisés dans la structure sociale, la fonction
de direction de la lutte est partagée (à un degré
plus ou moins grand) avec les secteurs les plus instruits des
classes travailleuses et même avec des éléments
de la pseudo-bourgeoisie nationale, imbus de sentiments patriotiques.
Le rôle du secteur de la petite
bourgeoisie qui prend part à la direction de la lutte
est encore plus importante, tant il est vrai que, dans la situation
néo-coloniale elle-même, elle est plus apte à
assumer ces fonctions, soit parce que les masses travailleuses
connaissent des limitations économiques et culturelles,
soit à cause des complexes et limitations de nature idéologique
qui caractérisent le secteur de la pseudo-bourgeoisie
nationale qui adhère à la lutte.
Dans ce cas, il est important de
faire remarquer que la mission qui lui a été confiée
exige de ce secteur de la petite bourgeoisie une plus grande
conscience révolutionnaire, la capacité d'interpréter
fidèlement les aspirations des masses à chaque
phase de la lutte et de s'identifier de plus en plus avec elles.
Mais, si grand que soit le degré
de conscience révolutionnaire du secteur de la petite
bourgeoisie appelé à remplir cette fonction historique,
elle ne peut se libérer de cette réalité
objective : la petite bourgeoisie, comme classe des services
(c'est-à-dire qui n'est pas directement incluse dans le
processus de production), ne dispose pas de bases économiques
lui garantissant la prise du pouvoir.
En effet, l'histoire nous démontre
que, quel que soit le rôle - parfois important - joué
par des individus issus de la petite bourgeoisie dans le processus
d'une révolution, cette classe n'a jamais été
en possession du pouvoir politique.
Et elle ne pouvait l'être,
car le pouvoir politique (Etat) se fonde sur la capacité
économique de la classe dirigeante et, dans les conditions
de la société coloniale et néo-coloniale,
cette capacité est détenue par ces deux entités
: le capital impérialiste et les classes laborieuses nationales.
Pour maintenir le pouvoir que la
libération nationale met entre ses mains, la petite bourgeoisie
n'a qu'un seul chemin : laisser agir librement ses tendances
naturelles d'embourgeoisement, permettre le développement
d'une bourgeoisie bureaucratique - et d'intermédiaires
- du cycle des marchandises, pour se transformer en une pseudo-bourgeoisie
nationale, c'est-à-dire nier la révolution et se
rallier nécessairement au capital impérialiste.
Or tout cela correspond à
la situation néo-coloniale, c'est-à-dire à
la trahison des objectifs de libération nationale.
Pour ne pas trahir ces objectifs, la petite bourgeoisie n'a qu'un
seul chemin : renforcer sa conscience révolutionnaire,
répudier les tentatives d'embourgeoisement et les sollicitations
naturelles de sa mentalité de classe, s'identifier aux
classes laborieuses, ne pas s'opposer au développement
normal du processus de la révolution.
Cela signifie que, pour remplir
parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération
nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit
être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter
comme travailleur révolutionnaire, entièrement
identifiée avec les aspirations les plus profondes du
peuple auquel elle appartient.
Cette alternative - trahir la Révolution
ou se suicider comme classe - constitue le choix de la petite
bourgeoisie dans le cadre général de la lutte de
libération nationale.
Sa solution positive, en faveur
de la révolution, dépend de ce que récemment
Fidel Castro a appelé correctement développement
de la conscience révolutionnaire.
Cette dépendance attire nécessairement
notre attention sur la capacité du dirigeant de la lutte
de libération nationale à rester fidèle
aux principes et à la cause fondamentale de la lutte.
Cela nous montre, dans une certaine
mesure, que si la libération nationale est essentiellement
un problème politique, les conditions du développement
lui prêtent certaines caractéristiques qui appartiennent
au domaine moral.
Voilà la modeste contribution
qu'au nom des organisations nationalistes des pays africains
encore complètement ou en partie dominés par le
colonialisme portugais, nous considérons comme un devoir
d'apporter au débat général de cette Assemblée.
Solidement unis au sein de notre
organisation multinationale, la C.O.N.C.P., nous sommes décidés
à demeurer fidèles aux intérêts et
aux justes aspirations de notre peuple, quelles que soient nos
origines, dans les sociétés auxquelles nous appartenons.
La vigilance en relation avec cette
fidélité constitue l'un des objectifs principaux
de notre organisation, dans l'intérêt de nos peuples.
Pour cela, nous luttons déjà
les armes à la main contre les forces colonialistes portugaises
en Angola, en Guinée et au Mozambique, et nous nous préparons
à faire de même au Cap-Vert, à Sâo
Tome et à Principe.
Voilà pourquoi nous consacrons
la plus grande attention au travail politique au sein de nos
peuples, améliorant et renforçant chaque jour nos
organisations nationales, à la direction desquelles sont
représentés tous les secteurs de notre société.
Pour cela, nous sommes en garde
contre nous-mêmes et tâchons, en nous basant sur
la complète connaissance de nos forces et de nos faiblesses,
en renforçant les premières et en transformant
les secondes, de développer constamment notre conscience
révolutionnaire.
C'est pour cela que nous sommes
à Cuba, et que nous assistons à cette Conférence.
Nous ne lancerons pas de vivats,
ni ne proclamerons ici notre solidarité avec tel ou tel
peuple en lutte. Notre présence est un cri de condamnation
de l'impérialisme et une preuve de solidarité avec
tous les peuples qui veulent bannir de leur patrie le joug impérialiste,
en particulier avec l'héroïque peuple du Vietnam.
Mais nous croyons fermement que
la meilleure preuve que nous puissions donner de^ notre position
anti-impérialiste et de notre active solidarité
avec nos camarades dans cette lutte commune consiste à
retourner dans nos pays, à développer encore davantage
la lutte et à demeurer fidèles aux principes et
aux objectifs de libération nationale,
Nous souhaitons que chaque mouvement
de libération nationale ici présent puisse, les
armes à la main, répéter dans son pays,
en union avec son peuple, le cri déjà légendaire
de Cuba :
PATRIA 0 MUERTE, VENCEREMOS
!
MORT AUX FORCES IMPÉRIALISTES !
PATRIE LIBRE, PROSPÈRE ET HEUREUSE POUR CHACUN
DE
NOS PEUPLES !
NOUS VAINCRONS !
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