Manuel
d'économie politique
maoïste

24.Le réalisme socialiste

La question de la culture est essentielle pour le communisme; l'objectif du Parti Communiste est de faire en sorte que les masses maîtrisent la vision communiste du monde.

C'est lorsque les masses auront assimilé la culture communiste et la développeront que le communisme pourra s'instaurer réellement.

Mao Zedong a défini précisément les principes communistes du rapport aux masses :

Dans tout travail, l'autoritarisme est une grande erreur, car il dépasse le niveau de conscience des masses et viole le principe de la libre adhésion; c'est une manifestation de ce mal qu'on appelle précipitation.

Nos camarades ne doivent pas croire que tout ce qu'ils comprennent, les masses le comprennent également.

Seule une enquête effectuée parmi les masses permet de s'assurer si elles ont compris telle ou telle idée, si elles sont prêtes à passer à l'action.

En agissant de cette manière, nous éviterons l'autoritarisme.
Dans tout travail, le suivisme est également une erreur, car il demeure au-dessous du niveau de conscience des masses, et viole le principe selon lequel le dirigeant doit toujours conduire les masses dans leur marche en avant; c'est une manifestation de cet autre mal qu'on appelle lenteur.

Nos camarades ne doivent pas croire que les masses ne comprennent rien de ce qu'eux-mêmes n'ont pas encore compris.

Il arrive souvent que les masses nous devancent et éprouvent le besoin impérieux de faire un pas en avant, alors que nos camarades, incapables de les diriger, reflètent les vues de certains éléments arriérés, les prennent à tort pour celles des larges masses, se mettant ainsi à la traîne de ces éléments arriérés.
(Mao Zedong : Du gouvernement de coalition)

Le prolétariat, profitant de sa première expérience de construction du socialisme, a su développer sa conception du monde concernant les arts : le réalisme socialiste.

Le réalisme n'est pas historiquement propre au prolétariat; la bourgeoisie a été obligée de l'assumer dans sa lutte contre l'aristocratie.

L'éloignement du réalisme par la bourgeoisie ne s'effectuera que progressivement; il est parallèle au passage du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopoliste, du libéralisme " civilisé " à l'impérialisme barbare.

Il est marqué par le passage du moment où le peintre Courbet est valorisé à celui où il est critiqué pour ne pas apporter de touche subjective au tableau, pour n'être qu'un "ouvrier"-copiste de la nature.

Le réalisme est insupportable pour la bourgeoisie à partir du moment où celle-ci ne peut plus accepter le monde tel qu'il est, avec un prolétariat existant et exigeant de prendre le rôle de guide de la société humaine.

La première étape du développement de la culture bourgeoise va être l'impressionnisme, qui suit directement le réalisme.

L'impressionnisme est tiraillé entre deux pôles : celui qui veut mettre la sensibilité humaine plus en avant que le réalisme jusqu'à présent et celui qui défend le principe de l'idée pure, qui aboutira au symbolisme.

Avec l'impressionnisme on en revient à l'intimisme romantique ; la lumière éclaire tellement les œuvres qu'il ne reste plus qu'une trace, une " impression. "

Il n'y a plus d'exaltation, mais simplement un repli sur soi, sur l'intimité de la vie bourgeoise, sur les rapports entre l'individu et la nature, les paysages, etc. (" Le déjeuner sur l'herbe " de Manet, " La foire à Dieppe, Matin, Soleil " de Pissarro).

Une des formes extrêmes de l'impressionnisme sera le symbolisme, qui va jusqu'au bout de la fascination pour le repli sur soi, la spiritualité.

Le symbolisme sera particulièrement puissant dans les pays germaniques et nordiques, où le courant du romantisme national soutiendra la réaction : le plus grand peintre finlandais Axel Gallen-Kallela sera ainsi aide de camp du chef des armées blanches finlandaises.

Les thèmes mis en avant par l'art inféodé à la bourgeoisie sont inspirés de la Bible, de la mythologie; ils expriment la magie, le mystère, la fatalité, etc.

La femme est le principal objet du symbolisme ; " L'enfance de la vierge " de l'Anglais Rossetti est une œuvre majeure de ce courant et des " préraphaëlites. "

Maillol en est le représentant dans le domaine de la sculpture, il suit en cela une tendance ouverte par Rodin; il n'est pas étonnant qu'il salua son élève le sculpteur officiel du 3ème Reich Arno Breker comme le " Michel-Ange allemand ".

Cette tendance au subjectivisme, teinté de sexisme, se retrouve évidemment dans l'ensemble des arts.

La femme passe d'une représentation religieuse à une représentation bourgeoise : elle devient un ornement et un symbole de la réussite du capitaliste.

Baudelaire nous dit que " la femme accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle "; Théophile Gaultier nous fait lui l'éloge du maquillage et de la poudre, " ce léger voile de poussière blanche qui atténue la nudité en leur retirant les chaudes et provocantes couleurs de la vie ".

Dans une même veine nihiliste, l'écrivain fasciste Drieu La Rochelle célébrera cette conception dans ses romans (L'Homme couvert de femmes, Gilles).

A côté du sexisme, la bourgeoisie va prôner l'ornement pictural de ses habitations, et va être littéralement fasciné par l'art dit nouveau.

Nommé " modernisme " en Catalogne, " Jugendstyl " et "Secession " en Allemagne et en Autriche, il est très porté sur l'effet décoratif, intégrant des formes animales, végétales, humaines.

Le fauvisme ne se distingue pas réellement de ce courant.

Le " modernisme " est une apologie de l'ornementation qui n'est pas sans rappeler l'aspect ornemental du baroque, autre forme culturelle et idéologique de domination absolue.

Comme le baroque, il marque un moment essentiel dans l'évolution des arts.

Après le modernisme, qui se fixe quasiment comme oeuvre l'ornementation des façades des maisons bourgeoises et des intérieurs, l'art se précipite dans le subjectivisme exacerbé.

Les deux pôles contradictoires dans les arts vont alors devenir de plus en plus antagoniques; la conception du monde prolétarienne dans les arts n'existe pas encore, mais beaucoup d'artistes profitent du subjectivisme pour passer dans le camp révolutionnaire.

Historiquement le subjectivisme est la conséquence de la décadence absolue du statut de l'artiste, livré à lui-même dans la société capitaliste, et également la réalisation du développement des forces productives qui permet à l'individu de s'affirmer en tant que tel.

Alors qu'il vivait auparavant dans l'ombre des classes dominantes, l'artiste devient un individu.

L'art nouveau décore le métro, mais le nouvel artiste crève la faim et cherche à comment survivre tout en privilégiant son travail artistique.

L'art cesse d'être directement au service des classes dominantes pour reposer directement sur la vie intérieure, mais il est indirectement dépendant des classes dominantes pour pouvoir exister socialement.

Il s'ensuit un malaise produisant une série importante d'œuvres très marquées par la souffrance dans le monde moderne et désireuse d'un retour à un ordre plus naturel ou humain des choses (en littérature Georg Trakl, Franz Kafka , Musil et Ödon von Horvath dans l'Autriche-Hongrie germanophone, Knut Hamsun en Norvège, August Strindberg en Suède, Céline en France, Jünger en Allemagne; en peinture Van Gogh aux Pays-bas, Munch en Norvège, Kokoschka et Schiele en Autriche).

L'art est désormais une expression tourmentée; même lorsqu'ils choisissent ouvertement le camp de la réaction politique, les artistes restent indisciplinées et rétifs à tout ordre social stable.

C'est la contradiction entre le fond et la forme, l'écrivain et son oeuvre, la pensée et la réalisation, qui caractérisent l'époque bourgeoise impérialiste.

Friedrich Engels avait déjà constaté que Balzac était un défenseur de l'aristocratie mais que son oeuvre littéraire défendait un point de vue opposé :

Le fait que Balzac ait été ainsi contraint à agir contre ses propres sympathies de classe et contre ses préjugés politiques, qu'il ait reconnu le caractère irréversible de ses chers aristocrates et qu'il les ait représentés comme des hommes qui ne méritaient pas un sort meilleur, qu'il ait vu les hommes de l'avenir là où il était seul possible de les trouver, voilà ce que je considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et un des traits les plus grandioses du vieux Balzac.
(Lettre à Miss Harkness, avril 1888).

De même " Rêveuse bourgeoisie " de Drieu La Rochelle est un roman réaliste écrit par un fasciste.

Mais c'est en peinture que les contradictions de l'identité de l'artiste dans la société vont être les plus spectaculaires.
Le cubisme se charge tout d'abord de fragmenter l'image, de déstructurer la représentation.

Les peintres n'arrivent plus à saisir la réalité, ils en arrivent à torturer les images pour les maîtriser et s'approprier le monde.

Le cubisme dit analytique est la première forme de cubisme ; il montre le même objet à partir de différents angles ; dans le tableau " Les Demoiselles d'Avignon " Picasso montre certaines demoiselles de différents angles (de face et de profil).

Par la suite les traits deviennent de plus en plus droits, on a droit au cubisme synthétique (" Les musiciens " de Picasso) et à l'orphisme (les Delaunay).

Mais on a aussi droit au futurisme, qui génère des formes selon les critères de poids, de vitesse et de mouvement de l'objet représenté sur le tableau (un avion, une voiture de course, etc.).

Les grands noms de cette période cubiste-futuriste sont Boccioni et Balla, Apollinaire, Fernand Léger, Picabia, Duchamp.

Le fascisme soutiendra cette vision " vitaliste " des choses; le théoricien du futurisme et fasciste Marinetti publiera son manifeste dans le journal " Le Figaro " où il affirme entre autres: " Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la muraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. "

Le paroxysme est atteint avec le " suprématisme " de Malévitch, qui peint le carré blanc sur fond blanc et annonce la mort de la peinture en raison de son incapacité à représenter quelque chose réellement.

Cette conclusion est nihiliste et Malévitch basculera dans le mysticisme, tout comme le surréalisme basculera dans la réaction (Dali avec le franquisme, Breton avec le trotskysme).

C'est alors le prolétariat qui met en avant sa conception des arts : le réalisme socialiste.

Le réalisme socialiste va se développer parallèlement à la construction du socialisme en Union Soviétique.

La Russie d'avant la révolution de 1917 avait vu une énorme explosion dans le domaine de la peinture, et possédait déjà un formidable patrimoine littéraire.

Les futuristes, peintres et écrivains, soutinrent la révolution et décidèrent d'y participer.

Ce mouvement de soutien des artistes à la construction du socialisme aboutira à un premier conflit entre les deux écoles principales : les constructivistes de l'OBMOCHU (la société des jeunes artistes) et les suprématistes de l'UNOWIS (les "confirmateurs du nouvel art "), qui aboutira à la victoire des constructivistes exigeant que l'art ait une fonction utile pour les masses, à l'opposé de l'art théorique gratuit des suprématistes.

Alexander Rodtschenko, leader des constructivistes, peindra ainsi un carré noir sur fond noir en allusion au mysticisme de Malévitch (le carré noir bloque toute tracée lumineuse pouvant être métaphysique et donner un sens sacré).

Avec les constructivistes il n'y a plus d'artiste, mais un artiste-technicien; dès 1921, le groupe des constructivistes fait participer un " expert en mathématiques " et un "ingénieur-technicien " à leurs activités productives.

Les théories défendant l'idée de composition (comme on en retrouve encore chez l'UNOWIS) sont rejetées au profit de la construction comme forme la plus avancée dans les arts.

Rodtschenko dira :

" à bas l'art comme MOYEN DE FUITE D'UNE VIE qui ne vaut pas la peine.

La VIE consciente et organisée, qui peut VOIR et CONSTRUIRE, est l'art moderne.

L'ETRE HUMAIN qui a organisé sa vie, son travail et lui-même est un ARTISTE MODERNE.

TRAVAILLER pour la VIE et non pas pour les PALAIS, TEMPLES, CIMETIERES et MUSEES . "

Ce mot d'ordre sera aussi celui de Mayakowski, poète notamment à l'origine des textes des publicités faites par les constructivistes.

Mais les constructivistes se font dominer par une conception formelle; c'est le développement du " proletkult ", le "culte du prolétaire" caractérisée par un ultra-sectarisme.

Tchoujak est dès 1919 l'un des principaux théoriciens du " proletkult " et est le disciple, comme l'ensemble des partisans du Proletkult, de Bogdanov.

Bogdanov est un grand théoricien du parti bolchévik, à ceci près qu'il s'oppose à Lénine depuis les années 1900 ; le Proletkult formait une série de groupes diffusant la culture révolutionnaire dès 1917 et soutenu par les bolchéviks.

Bogdanov avait ainsi été le partisan du refus de la participation à la Douma (le parlement russe), et avait théorisé ce que Lénine avait été obligé d'attaquer dans une brochure célèbre : " l'empirio-criticisme. "

Pour Bogdanov, la culture de la société socialiste est ouvrière, c'est au Proletkult de s'en occuper ; l'économie, la politique et la culture sont des moyens indépendants les uns des autres (ce sont les " trois voies parallèles ").

C'est pourquoi fut fondé un collectif com-fut (communiste futuriste) qui veut ainsi adhérer en tant que tel au Parti Communiste.

L'économie et la politique sont pour Bogdanov des techniques, qui ne portent pas l'idéologie prolétarienne, la culture est par contre moyen et fin à la fois.

Le règne du prolétariat doit être éternel, l'humanité doit devenir prolétarienne ; il dit ainsi : " A la classe ouvrière l'histoire confie cette mission : organiser harmonieusement et intégralement toute la vie de l'humanité. "

Cette conception est fondamentalement erronée selon Lénine, pour qui le communisme est l'abolition des classes sociales et pour qui l'ouvriérisme aboutit au trade-unionisme, comme il l'a formulé dans son ouvrage " Que faire ? ".

Pour Lénine le Parti Communiste ouvre le chemin en synthétisant la théorie et la pratique et décide des orientations générales, alors que chez Bogdanov l'économie revient aux syndicats et la culture au Proletkult.

Lénine va jeter sur papier les éléments d'une résolution sur la culture socialiste :

" 1.Pas d'idéologie particulière - le marxisme.

2.Ne pas inventer une nouvelle culture prolétarienne, mais partir des meilleurs modèles, de l'héritage classique, des résultats de la culture actuelle en se plaçant au point de vue de la philosophie marxiste et des conditions de vie et de lutte du prolétariat à l'époque de sa dictature.

3.Pas d'indépendance à l'égard du Commissariat du peuple à l'Instruction publique, mais en être une partie, car Parti Communiste + Commissariat du peuple à l'Instruction publique = culture prolétarienne.

4.Subordination du proletkult au Commissariat du peuple à l'Instruction publique. "

Dans sa Lettre datée du 1er décembre 1920 le comité central du Parti Communiste (bolchévik) dénonce le Proletkult, envahi " par des éléments petits-bourgeois, étrangers au prolétariat… futuristes, décadents, adeptes de l'individualisme antimarxiste, simples ratés enfin, tous individus issus de la presse et de la philosophie bourgeoises, qui y ont pris peu à peu la direction de toutes choses. "

A l'opposé du Proletkult, les partisans de Trotsky et de Boukharine étaient eux favorables au libéralisme le plus éhonté (Trotsky participera en 1938 à la rédaction d'un texte avec André Breton et Diego Rivera intitulé " Pour un art révolutionnaire indépendant ", texte se concluant par " Ce que nous voulons : l'indépendance de l'art - pour la révolution; la révolution - pour la libération définitive de l'art").

Les partisans de Trotsky et de Boukharine défendaient ainsi une vision libérale de la littérature ; le critique boukhariniste Averbach allait ainsi jusqu'à affirmer que " l'analyse psychologique individuelle est la meilleure voie en littérature pour comprendre la psychologie sociale. "

La question de ces deux déviations théoriques est liquidé par la résolution du 23 mars 1932 du comité central du Parti Communiste (bolchévik) de l'URSS intitulé " Sur la refonte des organisations littéraires et artistiques. "

Cette résolution organise une nouvelle union qui rejette l'existence d'une multitude de petits groupes.

Car cette existence " menace de faire de ces organisations, au lieu d'un moyen de mobiliser le plus largement possible les écrivains et les artistes soviétiques autour des tâches de la construction socialiste, un moyen de cultiver l'esprit de chapelle, d'échapper aux tâches politiques actuelles et de détacher de la construction socialiste des groupes importants d'artistes et d'écrivains sympathisants avec la construction socialiste.

D'où la nécessité de refondre les organisations littéraires et artistiques et d'élargir leurs bases de travail.

Dans ces conditions, le comité central du Parti Communiste (bolchévik) de Russie décide :

1.De liquider l'association des écrivains prolétariens ;

2.D'unir tous les écrivains qui soutiennent la plate-forme du pouvoir soviétique et s'efforcent de participer à la construction socialiste, en une Union unique des écrivains soviétiques, comprenant une fraction communiste ;
3.De procéder à une réforme analogue dans le domaine des autres arts ;

4.De confier au Bureau d'organisation le soin d'élaborer les mesures pratiques pour l'exécution de cette décision. "

La résolution de 1932 ne fait que mettre en place ce qui était déjà présent conceptuellement dans la résolution de 1925 intitulée " Sur la politique du Parti dans le domaine de la littérature ", qui affirmait notamment que :

" Le Parti doit tolérer les formes idéologiques transitoires et aider patiemment ces formes inévitablement nombreuses à s'user dans le processus d'une collaboration de plus en plus étroite et amicale avec les forces culturelles du communisme."

A ceci près que désormais l'Etat soviétique a formé une union des artistes qui est influencée par le Parti Communiste et qui permet de promouvoir chez les artistes la tendance à soutenir le communisme.

La résolution de 1932 marque la naissance d'une nouvelle organisation, et l'existence de l'Union permet de soutenir matériellement les jeunes artistes, de les promouvoir.

Cette naissance a été accompagné d'une phrase historique qui va marquer l'avènement du réalisme socialiste : " Les écrivains sont les ingénieurs de l'âme ".

Cette phrase de Staline va être le fondement du réalisme socialiste en littérature.

Jdanov, l'un des principaux théoriciens de la culture socialiste de l'U.R.S.S., dit que :

" Etre un ingénieur des âmes, cela veut dire avoir les deux pieds dans la vie réelle.

Et cela signifie la rupture avec l'ancien romantisme, qui représentait une vie irréelle et des héros irréels, détournant le lecteur des contradictions et de l'oppression de la réalité pour les conduire dans le monde de l'inaccessible, dans le monde de l'utopie.

A notre littérature, qui se tient des deux pieds sur une solide base matérialiste, le romantisme ne peut être étranger, mais c'est un romantisme d'un type nouveau, le romantisme révolutionnaire.

Nous disons que le réalisme socialiste est la méthode fondamentale de l'œuvre et de la critique littéraire soviétiques ; cela suppose que le romantisme révolutionnaire doit s'intégrer à la création littéraire, car toute la vie de notre parti, toute la vie de la classe ouvrière, toute sa lutte est faite de l'union du travail pratique le plus sévère, le plus froid, avec le plus grand héroïsme et les plus grandioses perspectives.

Notre Parti a toujours dû sa force à l'union d'un réalisme pratique acharné avec une large perspective, un continuel effort vers l'avenir, avec la lutte pour la construction de la société communiste.

La littérature soviétique doit savoir montrer nos héros, elle doit savoir regarder nos lendemains.

Ce ne sera pas une utopie, car nos lendemains se préparent dans le travail quotidien selon des plans conçus dès aujourd'hui. "

Ce concept de réalisme socialiste s'appuie sur deux principes.
Le principe du socialisme dans la culture avait déjà été explicité par Lénine :

On ne peut vivre dans une société et s'en garder libre.

La liberté de l'écrivain, de l'artiste, de l'actrice dans la société bourgeoise n'est que leur dépendance masquée (ou hypocritement dissimulée) à l'égard du sac d'argent, du marchand de tableaux ou du " protecteur. "

Selon Lénine il faut donc que la littérature prenne parti :

" Pour faire contrepoids aux mœurs de la bourgeoisie, à la presse affairiste et mercantile, au carriérisme littéraire et à l'individualisme, à " l'anarchisme seigneurial " et à la course aux bénéfices, le prolétariat socialiste doit mettre en avant le principe d'une littérature de parti, la développer et la faire vivre sous une forme aussi pleine et entière que possible.

En quoi consiste ce principe d'une littérature de parti ?

Il ne signifie pas seulement que pour le prolétariat socialiste la littérature ne peut être l'instrument de bénéfices particuliers, mais encore qu'elle ne peut être une affaire individuelle, indépendante des intérêts généraux du prolétariat.

A bas les écrivains sans parti ! A bas les écrivains surhommes ! La littérature doit devenir partie intégrante de l'action générale du prolétariat. "

La substance du réalisme socialiste, c'est le réalisme, dans une époque où le socialisme est une nécessité.

Il ne s'agit pas de mise en avant idéologique; le roman " Les communistes " d'Aragon n'est ainsi pas un roman réaliste socialiste mais un " roman politique " (concept qu'Aragon a emprunté au réactionnaire Barrès).

Le réalisme socialiste est tout sauf un art de propagande; il est l'art adapté aux conditions historiques nouvelles.

Dans une lettre célèbre de Friedrich Engels à Miss Harkness, datée d'avril 1888, celui-ci affirme :

" Votre Mister Grant est un chef d'œuvre.

Si je trouve quand même quelque chose à critiquer, c'est peut-être uniquement le fait que votre récit n'est pas suffisamment réaliste.

Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l'exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques.

Vos caractères sont suffisamment typiques dans les limites où ils sont dépeints par vous ; mais on ne peut sans doute pas dire la même chose des circonstances où ils se trouvent plongés et où ils agissent (…).

Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un " roman de tendance ", comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l'auteur.

Ce n'est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions [politiques ] de l'auteur demeurent cachées mieux cela vaut pour l'œuvre d'art.

Permettez-moi [de l'illustrer par] un exemple.

Balzac, que j'estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l'histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d'une chronique de mœurs presque d'année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s'était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française(…).

Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.

Mais malgré tout cela, sa satire n'est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.

Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu'il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.

Je dois cependant arguer pour votre défense que nulle part dans le monde civilisé la classe ouvrière ne manifeste moins de résistance active, plus de passivité à l'égard de son destin, que nulle part les ouvriers ne sont plus hébétés que dans l'East End de Londres.

Et qui sait si vous n'avez pas eu d'excellentes raisons de vous contenter, pour cette fois-ci, de ne montrer que le côté passif de la vie de la classe ouvrière, en réservant le côté actif pour un autre ouvrage ? "

Lénine disait :

Quiconque attend une révolution sociale " pure " ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n'est qu'un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu'est une véritable révolution (…)

Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d'une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes, contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc. - c'est répudier la révolution sociale.

C'est s'imaginer qu'une armée prendra position en un lieu donné et dira : " Nous sommes pour le socialisme ", et qu'un autre, en un autre lieu dira : " Nous sommes pour l'impérialisme ", et que ce sera alors la révolution sociale ! "

Georges Lukacs, dans l'article intitulé " L'idéal de l'être harmonique dans l'esthétique bourgeoise ", souligne l'illusion que représente la recherche de l'individu d'une société poussant à l'isolement :

" La recherche de l'harmonie entre les capacités et les forces des êtres humains n'a jamais vraiment disparu.

Plus la vie dans le capitalisme totalement capitaliste devenait laide et sans esprit, plus la soif de beauté devait enflammer dans chaque personne.

Mais la recherche de l'harmonie est chez les gens de la période impérialiste plus que souvent une reculade peureuse devant les problèmes de leur vie environnante pleine de contradictions.

Ils veulent une harmonie en leur for intérieur, dans la mesure où ils se coupent des luttes de la société.

Une telle " harmonie " ne peut être qu'apparente, superficielle, elle doit se transformer en rien à chaque contact sérieux avec la réalité.

Le rêve de l'harmonie ne peut être réalisé dans l'art, et agir de manière saisissante, que s'il est le résultat de tendances réelles, sérieuses et progressistes pour l'humanité, dans la vie même.

Ce rêve de l'harmonie est par conséquent le contraire de que cherche l'académisme, justement le contraire de la pseudo-satisfaction qu'il nous propose.

Sa fuite devant la laideur et l'inhumanité de la vie dans le capitalisme n'est rien d'autre qu'une capitulation sans combattre devant elles. "

Le réalisme socialiste ne s'est véritablement développé qu'en littérature, où on est arrivé à faire en sorte que l'œuvre soit " nationale dans sa forme, socialiste dans son contenu " (Staline), c'est-à-dire socialiste dans une réalité révolutionnaire particulière et non pas idéaliste et socialiste " en général ".

La bourgeoisie nie évidemment cette littérature; elle met en avant que le réalisme socialiste consisterait en des peintures de propagande, présentant usuellement des croûtes de la Russie social-impérialiste de Khrouchtchev et Brejnev.
Elle nie que le réalisme socialiste consiste en des auteurs comme Gorki (La mère), Laxness (La Cloche d'Islande), Klaus Mann (Fuite au Nord) et naturellement Brecht.

Brecht, le maître du réalisme socialiste, nous explique au sujet du réalisme que :

" On ne rend visibles ni l'homme ni le monde ( c'est-à-dire qu'on ne peut les reconnaître, agir sur eux ) lorsqu'on ne décrit le monde que reflété dans la psyché de l'homme ou la psyché de l'homme seulement en tant qu'elle reflète le monde.

L'homme doit être décrit dans ses réactions et aussi dans ses actions.

Les romanciers qui ne décrivent que la déshumanisation opérée par le capitalisme, qui donc ne décrivent l'homme que dévasté intérieurement, sont infidèles au réel.

Le capitalisme ne fait pas que déshumaniser, il engendre aussi de l'humanisme, précisément dans la lutte active contre la déshumanisation ".

" Toute la technique de l'identification avec les personnages, propre au roman bourgeois, entre dans une crise mortelle.

L'individu chez qui s'opère l'identification s'est transformé.

Plus il devient clair que le destin de l'homme est l'homme lui-même, que la lutte des classes est le nœud causal dominant, et plus la vieille technique bourgeoise de l'identification devient inutilisable.

Elle a beau crier bien fort que sans elle tout art et toute expérience artistique sont impossibles, de plus en plus elle s'avère être une technique historiquement datée.

Il nous reste évidemment la tâche de représenter les processus sociaux complexes ; mais, précisément, l'identification avec un individu servant de point de référence central est entrée en crise parce qu'elle paralysait cette représentation.

Il ne s'agit plus seulement de fournir suffisamment de mobiles réels pour les émotions humaines, le monde nous paraît déjà suffisamment restitué lorsqu'il ne l'est que dans le miroir des sentiments et des réflexions de quelques héros.

On ne peut plus utiliser l'ensemble du complexe causal des rapports sociaux comme simple inspirateur d'états d'âme. (…)
Il ne s'agit pas simplement de garder telle quelle, intangible, un mode de représentation qui serait " le " réalisme, et de troquer simplement le point de vue bourgeois contre le point de vue socialiste (c'est-à-dire prolétarien). "

Le réalisme socialiste n'est pas le réalisme de la bourgeoisie de 1789 réassumé; cette leçon de Brecht est essentielle car cette interprétation erronée a été dominante en U.R.S.S (Lukacs et Kurella en étant les principaux représentants).

Brecht, ayant appris de Mao Zedong, a ainsi combattu en République Démocratique Allemande contre la tendance dominante à nier les contradictions dans la construction du socialisme.

Comme il l'a affirmé :

Le caractère historique, transitoire, unique de cette forme d'écriture apparaîtra à quiconque lutte pour le socialisme.

Le caractère capitaliste et impérialiste de ce " contenu " imprime sa marque à cette " forme. "