Cellules Communistes
Combattantes
La
flèche et la cible
14. Quelle
était votre analyse du contexte politique et social de
lEurope en général, et de la Belgique en
particulier, au moment de la naissance des Cellules Communistes
Combattantes?
Ce contexte
apportait-il réellement les conditions objectives pour
le développement de la lutte armée révolutionnaire?
Quelles peuvent
être les conditions objectives pour le développement
de la lutte armée révolutionnaire?
Et précisément,
de quelles manifestations de lutte armée parle-t-on?
Nous pensons que
les options stratégiques se prennent au regard des objectifs
historiques et des caractères généraux de
lépoque, seules les modalités dapplication
de la stratégie doivent sadapter aux contextes ponctuels
et particuliers. Alors, quelles peuvent être les conditions
objectives requises pour lengagement de la propagande armée?
A notre avis, celles
de toute lutte révolutionnaire aujourdhui dans les
démocraties impérialistes, fiefs du réformisme
et du trade-unionisme.
Cest-à-dire
une exacerbation des contradictions de classe due à une
crise persistante qui révèle combien le réformisme
et le trade-unionisme sont étrangers aux intérêts
fondamentaux du prolétariat et combien il est nécessaire
demprunter dautres voies.
Nous allons illustrer
cela par un bref historique.
Dans les années
60, la position politique et idéologique du réformisme
et du trade-unionisme était particulièrement inexpugnable:
la croissance économique (la production saccroît
en moyenne de 6,1% lan entre 1961 et 1972) et laugmentation
fantastique de la productivité ont des retombées
très positives sur lemploi et les revenus.
De 1961 à1973,
le revenu dune famille moyenne de salariés (exprimé
en terme de pouvoir dachat) double suite à la hausse
des salaires et parce que dans de nombreux cas la femme ou un
autre membre de la famille prend également un emploi.
Dans le budget familial moyen dun ouvrier, la part de lalimentation
diminue de 38 à 28% dans la même période.
Et le discours dominant
affirme dur comme fer que cette tendance est définitive,
irrévocable, que le réformisme et le trade-unionisme
paient et quils vont payer jusquà la fin des
temps...
La réactivation
de la crise générale du mode de production capitaliste
qui surgit dans les années 70 va bouleverser tout ça.
Limpact de la crise 1973-75 est rude pour le prolétariat
beige, malgré dimportantes luttes ouvrières
défensives comme au Val Saint-Lambert, à Fabelta-Tubize,
etc.
Alors quen1974
lon comptait seulement 95.000 chômeurs,
on en dénombrera 322.000 en 1980, un chiffre qui reflète
insuffisamment le problème du sous-emploi car il faut
aussi considérer la hausse du nombre des prépensionnés
(4.400 en 1975, 91.000 en 1981), des sous-statuts précaires
du genre C.S.T. ou T.C.T. (10.800 en 1975, 63.000 en 1980), des
assistés sociaux, etc.
Toutefois, les mobilisations
prolétariennes et une succession de gouvernements «travaillistes»
(de coalition socialiste/sociale-chrétienne) attachés
aux recettes keynésiennes de relance par la stimulation
de la consommation permettent datténuer le choc
au niveau des salaires et des revenus de remplacement (allocations
de chômage, etc.): de 1974 à 1981 le salaire réel
augmente encore de un pour cent par an.
Le prolétariat
belge allait souffrir plus brutalement de limpact de la
crise de 1980-82 car cette fois il nest plus seulement
atteint dans le domaine de lemploi mais aussi par une baisse
des revenus, un renforcement de lexploitation, la perte
dacquis sociaux, etc.
De 1981 à
1985, la diminution moyenne du pouvoir dachat par emploi
est de lordre de 2,2% lan, soit en fait 8,7% de perte
cumulée. La perte cumulée de revenu disponible
par ménage est évaluée à 4,8%.
Par contre, le niveau
du taux de profit des entreprises (qui avait quelque peu stagné
entre 1974 et 1981) augmente de 4,3% lan durant la même
période, soit 17,2% de gains cumulés.
Ce résultat
est le fruit des politiques anti-ouvrières des gouvernements
Martens/Gol (coalition social-chrétienne / libérale),
les licenciements massifs et la baisse du salaire réel
permettent des gains de productivité considérables.
Cest ainsi
que, si lon fixe à 100 le coût salarial par
unité produite aux U.S.A. en 1970, on obtient pour la
Belgique un indice de 248,9 en 1980 et de 142,9 en 1985, soit
un gain de productivité de 74% en cinq ans!
Dans le même
temps, la moyenne des mêmes indices auprès des principaux
pays concurrents (U.S.A., Canada, Japon, Pays-Bas, R.F.A., France,
Italie et Royaume-Uni) passe de 223,1 à 171,1 - soit une
modification de 30% seulement.
A cela il faut ajouter
la suppression de 170.000 emplois entre 1974 et 1985, qui participe
à la nouvelle flambée du chômage illustrée
par le tableau ci-dessous:
emploi intérieur
chômage
1980
3.798.000
322.000
1981
3.719.000
416.000
1982
3.671.000
490.000
1983
3.640.000
545.000
1984
3.641.000
546.000
(source: Bureau du Plan)
Cette situation va engendrer un
nouveau cycle de lutte qui culminera avec la grande grève
du secteur public lancée en 1983 par les cheminots.
Ce cycle comportera bien sûr
des luttes où les intérêts de tractions du
prolétariat seront mis en avant (par exemple, lopposition
au plan de restructuration de Cockerill-Sambre, dont la manifestation
des sidérurgistes à Bruxelles en 1982 fut un moment
très combatif) mais aussi des luttes à caractère
de plus en plus politique dans lintérêt de
lensemble du prolétariat (par exemple, les mobilisations
pour la défense de lindex et pour le maintien du
secteur public) et même visant directement le gouvernement
en place (comme la grande grève de septembre 1983 qui
fit effectivement vaciller le gouvernement Martens 5).
Par ailleurs ces luttes ne pouvaient
éviter la radicalisation: de chaque côté
on lutte le dos au mur.
Les capitalistes belges sont harcelés
par la concurrence internationale qui de 1974 à 1983 ne
cesse de leur rafler des parts du marché et ils nont
dautre solution quune surexploitation de leurs salariés..,
ce qui impose en priorité den briser la capacité
de résistance.
Les licenciements de délégués
syndicaux prennent alors une nouvelle ampleur et les luttes qui
sensuivent, naturellement extrêmement combatives,
débouchent parfois sur le lock-out si pas sur la fermeture
pure et simple des usines où les ouvriers se montrent
trop rétifs aux diktats patronaux.
La grève à Cuivre
et Zinc en 1983 reste le type même de conflits de cette
catégorie.
Une double tendance saffirmait
alors. Dune part les conflits deviennent moins fréquents
(de 1978 à1984 le nombre de journées de travail
perdues pour fait de grève chute de 75%), ce qui est logique
dans la mesure où ils exigent de plus en plus de sacrifices
pour des résultats toujours plus aléatoires.
Dautre part ces mêmes
conflits deviennent plus profonds, plus radicaux, plus politiques.
A partir de là - et ceci
est très important - la politique et lidéologie
réfor­mistes devaient inévitablement entrer
en crise: non seulement le réformisme et le trade-unionisme
se révèlent incapables dapporter des réponses
aux besoins des masses en ces jours dépreuves, mais
de surcroît il savère que la configuration
organisationnelle de classe établie par les réformistes
au temps de leur splendeur de la décennie 1960-70 laisse
en fait le monde du Travail désarmé face à
une agression ouverte de la bourgeoisie.
La chute du niveau de vie des masses,
la réactivation de la crise générale du
mode de production capitaliste (dont la caducité apparaît
plus crûment), le bilan négatif des politiques réformistes
et des formes de luttes traditionnelles, pacifiques et légales,
etc., sont alors autant déléments qui créent
des conditions objectives favorables pour limpulsion dune
initiative de lutte révolutionnaire.
Des conditions par ailleurs renforcées
par une importante mobilisation populaire contre la guerre à
la même époque.
Jusquà la fin des années
70 la tendance à la guerre se manifeste de manière
peu perceptible pour les masses.
Ainsi, par exemple, la hausse des
dépenses militaires est perçue bien plus comme
un gaspillage honteux (parmi tant dautres) que comme lexpression
dune réelle menace pour la paix en Europe.
Et beaucoup ont dautres soucis
que laug­mentation des interventions militaires impérialistes
dans les pays dominés, le surarmement des U.S.A., la multiplication
des conflits régionaux qui traduisent laffrontement
entre les deux grandes puissances, etc.
En 1979, le projet dinstallation
de 48 missiles atomiques US de type Cruise en Belgique (dans
le cadre dun plan plus vaste concernant aussi les Pays-Bas,
la R.F.A., le Royaume-Uni et litalie) va brusquement dévoiler
la réalité et la gravité de la menace de
guerre et entraîner une opposition importante. De gigantesques
mobilisations populaires (200.000 manifestants à Bruxelles
en 1981, le double en 1983!
Soit un belge sur 25 dans la rue
et la manifestation de masse la plus énorme depuis la
libération de Bruxelles en 1944) expriment un large et
net refus des missiles US: 79% de la population se déclare
hostile à limplantation. Ce qui nempêche
nullement que les Cruise soient déployés en 1985
à la base de Florennes... et ce qui ajoute encore au discrédit
des réformistes qui tiennent les rênes du mouvement
anti-guerre et ont toujours prétendu que lexpression
dun refus populaire, alliée aux vertus dun
débat parlementaire, suffirait à empêcher
cette installation.
Pour résumer, on peut dire
quà lépoque de la gestation (dès
1983) et de lapparition publique (1984) des Cellules Communistes
Combattantes, une ligne de fracture bien nette se dessinait entre
les masses et le régime, et cela dans des domaines aussi
essentiels que lemploi, les salaires, les droits sociaux
et la paix.
Cette fracture était dautant
plus propice à linitiative révolutionnaire
que les réformistes se trouvaient incapables de la réduire:
les méthodes de lutte et les formes corporatistes dorganisation
héritées des années de croissance économique
et de collaboration de classe institutionnalisée avaient
montré leur inaptitude à répondre aux besoins
des masses.
Seuls les communistes révolutionnaires
étaient en mesure de proposer une alternative globale
et sérieuse au capitalisme en crise, au capitalisme-fauteur-de-guerre.
Et à ce tableau général
de la situation belge (dont certains traits étaient communs
à dautres pays européens), il faudrait encore
ajouter nombres de contradictions secondaires (parce quà
caractère réformiste) qui nen contribuaient
pas moins à rendre le terrain fertile au travail révolutionnaire,
pour peu que lon développât une politique
correcte.
Bien entendu, cela ne signifie nullement
quau moment de la naissance des Cellules Communistes Combattantes
(ni dailleurs dans les années qui suivirent) la
Belgique ait traversé une «situation révolutionnaire»
telle que définie par Lénine dans la très
célèbre citation:
«Quels sont,
dune façon générale, les indices dune
situation révolutionnaire? Nous sommes certains de ne
pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que
voici:
1. Impossibilité
pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous
une forme inchangée; crise du sommet crise
de la politique de la classe dominante, et qui crée une
fissure par laquelle le mécontentement et lindignation
des classes opprimées se fraient un chemin.
Pour que la révolution
éclate, il ne suffit pas, habituellement, que la
base ne veuille plus vivre comme auparavant, mais il importe
encore que le sommet ne le puisse plus.
2. Aggravation,
plus quà lordinaire, de la misère et
de la détresse des classes opprimées.
3. Accentuation
marquée, pour les raisons indiquées plus haut,
de lactivité des masses, qui se laisse tranquillement
piller dans les périodes pacifiques, mais
qui, en période orageuse, sont poussées tant par
la crise dans son ensemble que par le "sommet lui-même,
vers une action historique indépendante.
Sans ces changements
objectifs, indépendants de la volonté non seulement
de tels ou tels groupes ou partis, mais encore de telles ou telles
classes, la révolution est, en règle générale,
impossible» .(La faillite de la IIème Internationale,
Oeuvres complètes, vol. 21, p. 216, 1960, Moscou).
La Belgique ne connaissait pas une
situation révolutionnaire au début des années
80, principalement parce quil ny avait aucune crise
de régime: le pouvoir bourgeois savait exactement ce quil
voulait et sétait donné les moyens de limposer
au prolétariat avec les gouvernements Martens/Gol et les
«pouvoirs spéciaux».
Et sil y avait eu crise de
régime à ce moment, combinée à la
récession sociale et à la relance de la lutte des
classes, lon aurait encore été fort loin
dune issue révolutionnaire dans la mesure où
les forces communistes étaient -comme elles le sont toujours
- excessivement rares et dispersées.
Or Lénine précisait
plus loin dans le texte déjà cité:
«... la révolution
ne surgit pas de toute situation révolutionnaire mais
seulement dans le cas où, à tous les changements
objectifs ci-dessus énumérés, vient sajouter
un changement subjectif, à savoir: la capacité,
en ce qui concerne la "classe révolutionnaire
de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses
pour briser complètement (ou partiellement) lancien
gouvernement qui ne "tombera jamais, même à
lépoque des crises, si on ne le "fait choir»
La réalité politique
et sociale de la Belgique au moment de lémergence
de notre organisation ne correspondait donc pas à une
«situation révolutionnaire». Mais elle constituait
pourtant un contexte extrêmement favorable pour lactivité
révolutionnaire eu égard à la récession
sociale, au programme daustérité, à
la tendance à la guerre, au discrédit des forces
réformistes et à la grande résistance du
prolétariat aux attaques de la bourgeoisie.
Pour reprendre les termes de la
question posée, cela «apportait-il réellement
les conditions objectives pour le développement de la
lutte armée révolutionnaire» ?
Oui, nous en restons persuadés,
mais quil soit très bien compris que nous parlons
dans ce cas dune pratique armée dont lobjet
nest pas de monter directement à lassaut du
pouvoir mais bien délever la conscience politique
du prolétariat, de faire vivre le projet communiste et
de crédibiliser la stratégie révolutionnaire,
de répandre les thèses marxistes-léninistes
parmi les avant-gardes combatives, dentreprendre le processus
dunification et de construction partitiste, etc., bref
dune lutte armée révolutionnaire se définissant
essentiellement comme propagande armée.
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